29 janvier 2005.
Voilà une saison en demi-teinte qui s’achève tout aussi mal qu’elle avait commencé…l’étang est gelé ; de la glace à bloquer les brises glaces nucléaires.
J’hésite : le jeu en vaut il la chandelle ? Que d’efforts il va falloir accomplir pour une nuit sans espoirs.
Les collègues n’ont rien vu de la semaine : c’est morne marais. « Ne viens pas ; n’y va pas, c’est fini pour cette saison ; y a trop de glaces ; pas de gibiers…. ».
Mais moi j’y crois : un redoux est annoncé pour l’après midi ; le vent est fort voir très fort. C’est sûr l’étang va dégeler, et alors tout deviendra possible.
Je suis tel Cyrano jugeant le combat bien plus beau quand on le sait perdu d’avance.
Alors seul et déterminé, bravant les flots déchaînés, la houle littorale et la vague funeste, je charge le bateau, apprête le gabion (hutteau mobile et flottant), et en avant par le canal jusqu’à l’étang.
J’ai l’impression parfois de faire du hors bord tant la vague est forte et concentrée dans l’étroit défilé qui mène vers de plus larges étendues, mais j’avance sans regrets.
En arrivant à l’entrée de l’étang, je déchante et doute un peu : je suis en retard ; le tirage au sort a déjà eu lieu ; le poste le plus facile d’accès et le plus protégé est pris. Les éléments sont déchaînés et l’étang a sa couleur grisâtre des mauvais jours, ce qui n’augure rien de bon si ce n’est une bonne suée.
Mais la glace a fondu et ça c’est du tout bon…
Le poste de « Morelon » est libre. Il sera pour moi. Avec un vent de travers soufflant en rafales à plus de 100 km/h je m’engage sur l’étang à la force des bras (puisque seule la « Partègue » est autorisée pour se rendre au poste et circuler).
Quelques efforts plus loin, une nouvelle difficulté surgit : la pointe est battue par les vagues. Impossible de s’installer là et je suis contraint de me décaler sur la gauche en profitant de l’effet brise lame de la pointe et d’une zone calme qui s’est ainsi créée en deçà.
Je tire le gabion dans les roseaux et commence le camouflage qui s’impose (la lune est là) : j’active la faucille et bientôt le gabion se fond dans son environnement immédiat.
Il est temps maintenant de mettre en place les « Cimbels » : une cinquantaine de formes ce qui est beaucoup pour l’étang tel que nous le chassons de façon traditionnelle.
Le vent souffle toujours en rafales et c’est avec plaisir que je me glisse enfin dans le gabion pour parfaire l’installation intérieure. Tout est prêt et la longue attente, selon la formule consacrée, peut commencer.
Mais voilà qu’à 200 mètres sur la gauche j’aperçois une flotte de canards en formation serrée type tempête qui descend au vent. Ils approchent, hésitent, repartent et enfin entrent droit dans la calée. Je rêve…ils sont là tout proche. Une vingtaine de beaux milouins. Déjà il faut tirer car ils remontent sur la gauche et bientôt ce sera trop tard. C’est fait. 2 mâles dérivent au vent mais le temps de sortir le bateau et en voilà un qui reprend vie et plonge pour ne reparaître que 100 m plus loin. C’est la course contre la vague et dans une position acrobatique agenouillée, secouée par les flots, ce n’est que 200 m plus loin que l’histoire se termine.
Vite je rentre au gabion les bras tétanisés. La nuit s’annonce des meilleures…
Et peu à peu le soir se fait ; le vent est toujours aussi fort et blotti dans mon abri de fortune je le sens qui monte à l’assaut sans relâche de ce frêle esquif qui fait obstacle à sa puissance. Je me mets à penser et je sens poindre la sourde nostalgie des années perdues à marcher en rêvant, à rêver en marchant, le poids de ces années qui se sont écoulées au rythme effréné des fatigues répétées, des nuits d’insomnies, des matins peu glorieux où oublié du commun je retrouvais le regard troublé et confiant des enfants du marais.
Mais déjà il faut ressortir pour installer les appelants : 2 petites chanteuses en sous vent au ras de la berge, 2 mâles devant le poste, et ma court cri seule au milieu des « cimbels ». C’est simple, suffisant et efficace.
Il fait nuit maintenant. Les tirs se multiplient autour de l’étang. Visiblement il est en train de se passer quelque chose…les canes donnent et j’ai juste le temps d’apercevoir 3 formes qui se dérobent…mince refus de pose. Quelques instants après deux nouvelles ombres survolent la calée, semblent l’ignorer et disparaissent dans l’obscurité. Je commence à douter et ce d’autant plus que les tirs continuent de l’autre côté de l’étang, bien à l’abri du vent…
Les canes redoublent…c’est posé à gauche à 20 mètres, trois sarcelles. Il faut faire vite. Elles ne tiendront pas. Deux restent. Je sors ramasser dans l’obscurité et les vagues qui ont vite fait de faire dériver les corps inertes.
A peine rentré dans le poste que les canes donnent à nouveau. C’est une sarcelle, un mâle. Elle rejoint les premières.
Le temps de me retourner, une autre sarcelle vient se poser dans les formes. Elle s’écarte…mince manquée…
Enfin je ne fais pas le difficile. C’est un début de nuit tonitruant. Je suis saisi par la magie de ces instants. Seul au milieu des marais au bord de l’étang déchaîné, je prends toute la mesure de l’espace infini qui m’écrase. Je retrouve et comprend la place de l’homme dans cette nature qu’il meurtrit.
Il fait froid mais le vent tient bon. La lune tente une sortie et l’eau scintille sous les rayons incertains de cet astre majestueux.
Je reviens au monde réel. Les canes ont forcé : à 80 mètres je distingue 8 formes bien séparées. Ca rentre droit et fort. Mince, ce sont des chipeaux. J’ajuste les 2 plus proches…2 mâles magnifiques, bien plumés.
Les canes forcent à nouveau…6 sarcelles sont serrées à droite à 15 mètres. 2 s’écartent un peu et vont rejoindre le tableau.
La nuit va-t-elle continuer sur ce rythme délirant ? Non et heureusement car à minuit le vent tombe. La glace prend et peu à peu je vois mes formes se déplacer seules entraîner par des masses de glace qui se font et se défont au gré des reprises de vent.
A chaque fois il me faut sortir, briser la glace et remettre les formes en place. Je ne sens plus mes doigts. Ce sont les joies de la chasse de nuit.
Le temps suspend son vol et la nuit prend un tour hallucinatoire avec moi qui lutte tel Sisyphe contre la glace. Efforts vains et désolants du vivant contre l’inerte, contre les lois naturelles qui sont plus qu’elles ne s’imposent.
Enfin le vent reprend…il est 5 heures….puis le jour se fait doucement et se prépare un spectacle grandiose auquel rien ne me prépare.
Les canes forcent…10 sarcelles survolent la calée et se posent à 100 mètres dans les vagues. J’attrape les jumelles mais voilà que les canes forcent à nouveau. Et là dans un moment d’absolu se posent juste devant moi une cinquantaine de sarcelles. Le spectacle est magnifique mais de courte durée. Je prélève deux oiseaux supplémentaires.
Je m’apprête à sortir mais 8 sarcelles se posent juste devant le poste. J’attrape le fusil…les premières décollent alors que les dernières finissent de se poser. C’est du délire et 2 oiseaux complètent le tableau.
Je pose encore deux sarcelles que je ne tire pas, puis une…ce sont des milliers d’oiseaux qui survolent l’étang dérangés de surcroît par les chasseurs qui livrent une dernière bataille contre les bléries au centre de l’étang. Sarcelles, siffleurs, souchets des flottes inimaginables défilent de façon ininterrompue. Je n’ai jamais vu ça.
Il va falloir penser à rentrer ; la nuit a été rude et longue ; je suis empli de la magie de cette nuit ; je suis hanté par les enfants de septembre. La fatigue ne me pèse pas et heureusement car il faut maintenant rompre la glace pour rentrer.
Je ne crois pas que le tableau soit excessif même si je ne peux m’empêcher de frémir à ce qu’il aurait pu advenir si je ne m’étais pas astreint à une discipline salutaire.
Quand l’homme contraint sa passion par la raison, il ne fait qu’ajouter au plaisir de l’action, une satisfaction élégante qui transcende l’instant.
Tout semblait indiquer une nuit perdue. Tout et tous, et pourtant cette nuit restera dans ma mémoire comme la plus belle qu’il me fût donnée de vivre.
Alors comme moi croyez en votre chance. Ne vous laissez pas saisir par la léthargie morne des habitudes que rien ne vient interrompre.
Au matin du 30 janvier j’ai décidé de mettre un terme à ma saison pour conserver dans toute sa quintessence le souvenir d’une nuit par trop réussie.
Gab 34