Il est 7h15, le vent souffle en rafale, on arrive dans le marais. Le bruit du moteur s’arrête et laisse place au bruissement du vent sur le pare-brise. Il fait sombre, on devine au travers des vitres les ombres mouvementées des roselières. Le marais de Languedi est là devant nous, mystérieux. On préfère l’appeler le marais « du pas de l’anguille », du nom de cette route tortueuse et paresseuse qui vous ouvre les portes du marais. De loin on entend la mer jeter ses furies sur la digue de Saint Marcouf. C’est dans ces grands fracas que les vols de canards apparaissent, on dirait qu’ils émergent des entrailles de la mer, vomis, rejettés par les colères des vagues. « Vas z’y dégueule, dégueule tes voliers ! » que mon cousin aime dire, haranguant la mer de sa voix gutturale de paysan. Le gabion tournant le dos à la mer, nos regards donnent sur le Château de Courcy. Quand le vent est d’Est, la butte du Château semble se mouvoir, les arbres tantôt se pliant tantôt résistant donnent à cette butte de terre noble un air de cité assiégée.
Nous arrivons au gabion après quelques minutes de marche. Nous n’avons pas pris d’appelants, pour cause de H5N1. Avec ses deux petits paquets de formes, dont la moitié pique le nez vers la glaise, notre petite mare ne paraît pas très attrayante, comparée à celle du voisin. « Aller on se poste. Toi là, et moi là » dis mon cousin d’un air ironique. Nos postes attitrés ne sont séparés que d’un bon mètre cinquante, ce choix a donc requis une grande réflexion stratégique. « Bon, j’vais siffler ». « Ah oui vas z’y, t’as l’air fin à faire le trut-trut et l’oui-oui » me dit le cousin en rigolant. Nous sommes debout face à la mare, cachés dans l’épine qui jouxte chaque côté du haut-vent. Je siffle la sarcelle et le siffleur, lançant des « trut, trut » et des « wouiou » pas des « oui-oui ! ». Le cousin fait un signe. Il vient en effet de voir deux ombres furtives, passer en travers. « C’est posé » dit-il en faisant un geste pas assez discret. Ah merde, c’est reparti. « Vas-y siffle ». « Attend, j’ai rien vu, c’est quoi ? » « Deux sarcelles ». Cinq minutes passent, l’espoir est enfin là. Tout en sifflant, je reste les yeux rivés sur les formes. Deux sarcelles arrivent, cassent les ailes et se posent prés des formes, à 25 mètres. Le cousin n’en voit rien, j’en prend une au posé, je ne vois pas mon point de mire. Tant pis je tente le tir, raté, nos deux sarcelles s’élèvent dans le ciel et nos coups de fusils sont inutiles. C’est raté mais c’est toujours bon, la jourie n’est pas finie. Mes sifflements semblent se perdre dans le vent qui les emmène vers la grande mare du voisin. Dix minutes s’égrènent, trop courtes, l’instant est unique, on voudrait y rester figé. Le cousin est aux aguets, lui aussi il a l’air fin avec le haut de sa cagoule mal enfoncé qui se rabat sur son crâne. Tout d’un coup comme venu de nulle part, sept sarcelles arrivent les ailes cassées pour se poser à quelques mètres de nous. A peine posées, le cousin tire, et là j’ai vu leurs petites têtes se pencher vers nous - nous devinant dans le taillis d’épines. Je croise furtivement le regard de l’une d’entre elles, son œil s’est posé sur moi, je vois en elle cet étonnement dans ses yeux ébahis comme totalement surprise avec cette seconde d’incompréhension, ce petit lapse de temps où elle ne sait que faire, aller à gauche à droite, se renvoler ou rester posée, elle était arrivée avec ses compagne, gaiement et s’était posé avec une telle conviction !
« Trop prés pour moi mesdemoiselles. » Le cousin avec son petit 16 en arrête une. Je lance deux coups de fusils incertains, qui ne font pas leur devoir. Nos sept sarcelles repartent à six ! L’occasion d’un beau tableau s’éloigne, je regrette déjà mes deux coups lancés trop vite, avec ce fusil full-choke. Par contre une image me reviens tout de suite en tête, celle du petit œil de sarcelle qui m’a fixé avec intensité, un petit œil de sarcelle, reparti, loin, très loin vers le Sud. Notre sarcelle arrêtée se débat et trouve la force de s’envoler une dernière fois. Nos quatre coups de fusil l’arrêtent au pied d’un naux. On ne le retrouvera pas. Merde et puis il fait jour maintenant ! Nous nous regardons mon cousin et moi, d’un air niaiseux. On rentre bredouille ! Oui, mais on rentre heureux. Heureux d’avoir vécu un moment aussi intense avec ces sept sarcelles si proches. Ce n’est pas une bredouille comme une autre. Là on a vraiment touché la nature du regard, on l’a vécu intensément, on aurait presque pu tendre la main pour attraper ces petites créatures si furtives. Je suis vraiment aux anges, je ne comprends pas tout à fait mon bonheur, « merde t’as tout raté pourtant » me dis-je en moi-même. J’ai tout de même cette pointe de regret qui me titille. Ce qui m’amène à cette réflexion : Qu’est ce qu’un chasseur vient rechercher quand il va au marais ou en baie? Bien plus qu’un simple canard, il vient pour s’immiscer dans le mystère de la migration. Il vient pour le voir de ses yeux, pour le toucher du regard et des mains ! Quand je me baisse pour prendre un canard tiré et tombé dans le marais, je tiens dans mes mains bien plus qu’un simple canard. Je tiens dans mes mains le poids de mes rêves, l’objet de mes fascinations, je satisfais mes sens physiques de ce qui me semblait n’être qu’imaginable. Je joins ainsi le rêve à la réalité, la pensée à l’objet. Mon odorat, mon touché, ma vue, mon ouïe, le goût, il semble qu’en prenant cet oiseaux sauvage j’embrasse dans la totalité de mon être, c’est à dire plus seulement par la pensée mais aussi par les sens physiques, ce qui constitue ma passion. D’où ce sentiment de plénitude, quand un canard tiré est entre nos mains. Et je pense même que cela va plus loin. En tout cas c’est vrai et absolument certain dans mon cas. Quelle est cette passion ? La passion des canards seulement ? La passion du mystère migratoire seulement ? Non les deux ensembles bien entendu ! Et quel est le désir initial qui est la source de cette passion ? C’est le désir d’infini, de liberté illimitée. Quand je prend ce canard dans mes mains, assouvissant corps et esprit de cette passion qui me tient, je satisfais plus fondamentalement mon humanité dans ses désirs d’évasion, de grands espaces, qui ne sont en fait que des désirs d’infini voilés. Et j’ai tellement bien identifié mon désir d’infini à la vie, aux voyages et aux vols d’un canard, qu’il me faut aller là ou sont ces canards, les voir et les toucher pour sembler satisfaire au moins pour un moment ce désir d’infini. Nos désirs d’infini sont évidemment bien plus grands, plus vastes, plus exigeants que d’aller à la chasse au canard. La chasse des canards ne peut, même si son but est atteint, me satisfaire entièrement de mon besoin d’infini, de liberté illimitée. Mais c’est à mon échelle, mon seul moyen disponible pour satisfaire au moins un peu ce désir. Certains honorent leur désir d’infini en partant avec leurs voiliers au travers des océans, d’autres parcourent le ciel en planeur, d’autres s’enferment dans les monastères méditant du mystère divin et la vie éternelle. Moi, je vais à la chasse aux canards, dans les grands espaces de nos marais. Et je communique avec un mystère qui parle si bien de mes désirs d’infini, le mystère de la migration, qui sans l’animal migrateur n’existerait pas. Cet œil si petit m’avait en effet si bien parlé ! Il avait vu les grands espaces du nord de l’Europe, les fjords, les canaux de Hollande, qui sait peut-être la Mer du Nord sous la neige, voyagé un temps avec des voliers de siffleurs et s’était peut-être mélangé aux milliers de migrateurs du Blankaart…Ce petit oeil m’a parlé de l’infini, de liberté, de grands espaces. C’est pour ça que je l’ai si bien photographié, comme un aperçu furtif du mystère médité depuis des années. J’ai alors compris pourquoi j’étais heureux, même si ce n’était pas un sentiment de plénitude. J’étais venu pour faire corps avec ce mystère, m’en entourer, m’en imprégner, le toucher. Je ne l’avais pas touché des mains, les sarcelles étaient reparties, mais au moins je l’avais touché des yeux. Et d’une manière inattendue, j’avais reçu au moins partiellement, ce que j’étais venu chercher.
Pourquoi même après des années de chasse, un passionné continue t’il à aller au gabion ? Parce que ses désirs d’infini sont insatiables. Il ne peut les satisfaire que pour un cours instant, jamais durablement. Il faut qu’il revienne et qu’il revienne. Il a trouvé dans la migration des canards, un élément fondamental qui parle de ses désirs d’infini et de liberté. Le voyage de ces oiseaux, leur vol, leur mystère...Je suis certain que c’est ce qui fait que je vais à la chasse au canard, et que c’est le désir le plus fondamental qui entraîne tous les autres. Et je suis certain que d’autres partageront cette même raison. Et je pense que c’est en nous tous !