Les méridionaux sont connus pour leur tendance à la galéjade (blague vantarde),
pourtant l'histoire qui suit est véridique et autant que je sache, unique. D’ailleurs, je
ne suis pas particulièrement fier de ce crime prémédité et perpétré dans un but
purement gastronomique...
C'était vers la fin de Septembre, il y a plus de vingt ans, donc le crime est prescrit. Le
peu d'eau qui restait dans le marais disparaissait inexorablement et les derniers
canards de l'été avaient déserté la vaste roselière. Devant les "baraques" (huttes
locales) les clairs avaient été fauchés mais personne n'avait encore enlevé le
"paillat"; on attendait pour cela la remontée de l'eau qui permettrait de remorquer à
moindre effort les radeaux de roseaux fauchés vers les bordures des mares. La
sécheresse, le passage des premières palombes et l'imminence de l'ouverture dans les vignes avaient décantonné les sauvaginiers désabusés vers la terre ferme. Le marais communal était absolument désert. Seul, je m'y aventurais régulièrement car il restait encore quelques centimètres d'eau devant mon affût et je me disais fort égoistement que s'il venait un canard, il serait fatalement pour moi... Après chaque bredouille je faisais le tour des derniers marigots où j'avais réussi à tuer sept bécassines dans les jours précédents.
Ce matin là, le calme plat m'annonçait une nouvelle bredouille lorsque j'entendis de
nombreux cris de bécassines. Alors que le jour se faisait j'en entrevis une se poser au
bord du clair, à une vingtaine de mètres. Il est bien connu que les gens du sud ont
toujours un peu chassé pour la casserole : cette huitième bécassine ferait un compte
rond (on était quatre à table à la maison). Sans trop de remords je la cadrai
froidement dans le U de ma lunette de nuit et tirai... Le soleil était maintenant
complètement levé et je pris mes jumelles pour voir où était exactement ma bécassine
: incroyable ! je la vis en train de vermiller comme si de rien n'était ! Maudissant ma
maladresse, j’empoignai mon Browning maintenant débarrassé de sa lunette et lui
expédiai une deuxième bordée de 8 qui la fit basculer. Vérification à la jumelle : elle
ne bougeait plus. Non mais !
La "déjouque" (passée du matin) terminée, je me préparais à quitter l'affût quand je
vis arriver un busard à ras des roseaux... Quand le rapace déboucha sur le clair il mit
sur l'aile une BONNE CENTAINE de bécassines qui décollèrent dans un concert de baisers à n’en plus finir ! Aussi invraisemblable que cela paraisse, je n'en avais vu AUCUNE quand j'avais balayé le clair à la jumelle et aucune n'avait bronché malgré mes deux salves de tromblon... Bien entendu, je ramassai deux bécassines à l'endroit où j'avais cru en tirer une seule. Ce comportement totalement inédit de la part
d’oiseaux généralement méfiants et l’absence totale de témoins génants firent qu’en quelques secondes j'échafaudai un plan diabolique pour prendre les oiselles trop
confiantes à leur propre jeu...
Le lendemain, bien avant l'aube, je gagnai mon affût à pas de loup en faisant un
grand détour pour ne pas avoir à traverser le clair où devaient déjà ripailler les
demoiselles au long bec. J'avais embarqué le strict nécessaire à l’accomplissement du
sacrifice : mon vieux complice de Herstal, mes jumelles, une brassée des cartouches
de 8 ...et un plan sommaire de mon clair gribouillé sur une feuille de papier.
Patiemment j'attendis que le jour se fasse. Comme la veille j'entendis beaucoup de
bécassines et je vis, en ombres chinoises, quelques longs becs piquer
vertigineusement sur le clair où elles devenaient aussitôt invisibles au milieu des
végétaux couchés par dessus la mince pellicule d'eau qui restait encore.
Au lever du soleil j'entrepris de scruter le clair à la jumelle : comme je l’avais
compris la veille grâce à la complicité involontaire du busard, les bécassines
vermillaient SOUS les végétaux couchés où elles se SAVAIENT totalement
invisibles à tous... sauf à l’oeil bien plus perçant du rapace. De temps à autre, tel un
mini périscope, je voyais émerger une tête inquiète qui replongeait sous le "paillat"
au bout de quelques secondes d'immobilité absolue. J'attendis de voir une tête
immanquable et tirai... rien ne bougea. Je traçais une croix sur mon plan à l'endroit
exact où je venais de fusiller le malheureux volatile et j'attendis. Quelques minutes
plus tard, je vis émerger une nouvelle tête : même scénario. Entre 8 heures et midi,
en respectant de longues minutes d’armistice, je tirai 19 cartouches sans faire envoler la moindre bécassine ! Quand je sortis de l'affût pour ramasser mes victimes je fis, comme le busard de la veille, envoler plusieurs dizaines d'échassiers. En raison de l'état du clair encombrés de végétaux, de l'extraordinaire mimétisme des bécassines et malgré l'aide précieuse de mon plan à présent constellé de croix, je mis plus de deux heures à retrouver mes 19 victimes.
Larron trop complaisamment tenté par l'occasion ? sordide viandard ? gastronome roublard ? C'est à vous d'en décider... mais le salmis fut mémorable !