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Afficher la version complète : Jodu11 : les histoires des anciens.



jodu11
25/09/2007, 21h35
Les plus âgés d'entre nous ont peut-être conservé des numéros anciens des revues (chasseur français, revue nationale de la chasse..) dans lesquelles des correspondants faisaient régulièrement paraître des histoires de chasse. Si ces récits (vieux de 20 ans ou plus...) n'ont été ni "compilés" dans un livre qu'on peut toujours acheter, ni publiés ailleurs que dans les revues, ils sont maintenant devenus introuvables et perdus pour tout le monde. Dans ces conditions il serait peut-être possible de leur donner une seconde vie en les postant sur ce forum en mentionnant bien entendu le nom de l'auteur, la date et le numéro de la revue...

Autre chose : bien que tout nouveau parmi vous, je propose d'indiquer notre pseudo dans le titre de notre post : ainsi, on voit à gauche qui a posté une histoire et à droite qui est intervenu en dernier.

jodu11
25/09/2007, 21h36
Récit paru dans la revue de la Chasse N° 400 de janvier 1981 Auteur : "Jean le Blanc"

Trente deux canards.

Le vent souffle sans faiblir depuis hier : un bon vent du nord-ouest, venant tout droit du Dogger Bank, là où les chalutiers de Boulogne draguent dans une mer grise en labourant des moustaches d'écume blanche que les dalots ne peuvent plus dégorger. Un vent implacable, tenace, transportant les embruns jusqu'au milieu des villages, tordant les peupliers, sautant dunes et digues pour venir coucher les choux et les roseaux. Un vent bien de chez nous, quoi, mais ici "on peut là contre !". Une dernière pistoule (Café avec une goutte de schnick.) et on y va. Tout est prêt : les appelants, le sac, le long bâton pour tâter la vase, cinquante cartouches de chez Counel, à Lille, et le vieux Browning tout rongé par le sel. Allons-y !
"Kom Tom, sors de ton kotch" ("Viens Tom, sors de ta niche"), mais Tom n'a pas du tout envie de mettre le nez dehors. "Kom, vingt Dieux, ou je te..." et il vient, serrant la queue entre les pattes, dos courbé sous la drache (pluie) froide : quel temps de chien ! Le vélo lui-même paraît refuser de vouloir avancer et pourtant il faut bien y aller, hein ? Extraordinaire, pas un canard ne va pouvoir tenir au large avec un temps pareil et la marée qui sera énorme. Le vent va les rabattre de partout, d'Angleterre et de Hollande, par centaines, des pilets et des siffleurs surtout, mais ceux-là ne valent pas grand chose, des colverts aussi, et parlez-moi d'un bon colvert bien enrobé dans sa graisse d'hiver s'il n'a pas trop voyagé. La Marie va m'arranger ça de première avec de la moutarde et des oignons... et Cortvriendt pédale à grands coups de bottes, tanguant dans le vent d'hiver, le chien sous les talons. Au début du parcours il y a bien quelques réverbères mais plus loin c'est la nuit noire coupée des langues grises des watringues, et de l'eau partout, sur la route, giclant sur la figure, claquant sur le dos, mais ça ira puisque le jour ne se lèvera que dans deux heures.
Deux heures, vous avez pensé à ça, vous ? Moi, j'ai pas d'automobile ; pas d'anorak super-imperméable mais rien qu'un paletot de matelot comme on dit chez nous, et des gants de laine qui sont déjà poisseux comme des nouilles mal cuites... je vous jure, il faut vouloir le faire. "Kom Tom, ne reste pas à traîner derrière". Non mais, ça grouille, il y en a partout. Ecoutez-moi ces siffleurs qui tachent de regagner les bancs de sable. Pas de chance : pas de bancs de sable aujourd'hui parce qu'avec cette marée vous allez devoir vous réfugier à l'intérieur mes amis ! Et nous y voilà ! La cabane a tenu le coup malgré les bourrasques. "Il va falloir l'arranger un jour, c'te cabane. Allez, Kom, tio kien ("Allez, viens petit chien".) et mange un morceau parce que je vais avoir besoin de toi!"
Cortvriendt a planqué son vélo derrière la digue. Il étire ses cuissardes et se met à patauger dans le marais pour disposer ses appelants... bien comme il faut, droit dans le vent, ceux qui portent les couleurs du mallard au milieu, les formes des canes tout autour et pas trop serrées. Pas de formes de caoutchouc ou de plastique : ça ne vaut rien, ça chavire, ça brille au soleil, mais de bonnes formes de bois lourd qui flottent suffisamment enfoncées. Et ça drache comme vache qui pisse. Pas moyen d'y voir à trois mètres : "Tiens, en voilà un qui tombe littéralement sur les appelants et j'ai pas mon fusil". Cortvriendt se précipite en hâte dans sa cabane et charge son Browning. Pas moyen de le distinguer ce foutu canard !
En voilà d'autres, mais on les devine plus qu'on ne les voit : les ailes qui fouettent dans le vent, puis un appel, un virage sifflant... non, ça repart en chandelle. Avec ce vent ils arrivent de par derrière, droit sur les appelants et Cortvriendt se tasse dans sa cabane, le fusil entre les genoux, ne sachant pas trop où fixer son attention. Cette fois ils arrivent bien, revenant après une large boucle derrière les appelants : "Je te choisis le second dès qu'il sera bien à portée et je te cueille le premier dans la foulée". Le coup est parti d'instinct, mais le canard de tête s'échappe, montant à la verticale sans que Cortvriendt puisse ajuster son troisième coup. Il a, d'ailleurs, horreur de ça, de risquer ses cartouches dans un coup chanceux "Qui c'est qui les paye, hein, ces cartouches. Personne ne me les donne !". Tom s'est précipité dans la berdoule (boue), nage quelques instants, saisit le canard d'un coup de tête et le rapporte fièrement. Il s'ébroue, secouant un bon litre d'eau saumâtre de son pelage laineux mais tant pis "c'tun bon tio kien". "Cré nom verdek". Ils me passent sur la tête sans que je les voie, et en voici d'autres ! Trois coups cette fois, trois coups sans hâte, comme le martèlement de trois heures au beffroi, et deux canards dans l'eau. Tom se précipite et rapporte le premier, puis retourne mais il hésite, tirant la tête hors de l'eau pour regarder à droite et à gauche : "Par là, tio merdeux" et Cortvriendt se dresse dans sa cabane pour diriger son chien. Des sarcelles, sept ou huit peut-être, lui rasent le béret sans qu'il puisse esquisser un geste. Il en reste coi, ne proférant pas le moindre juron.
Ça a duré deux bonnes heures c'te passe du matin mais ça a coûté vingt-deux cartouches pour dix-huit becs-plats : d'accord, c'est pas mal mais il faut avoir l'œil et puis, moi, les records et les tableaux, j'connais pas ! On en gardera trois ou quatre de ces canards, des colverts bien sûr, et le reste sera bien acheté par le gros Balthazard... savez, çui qui tient le restaurant de l'avenue Kléber à Dunkerque : y fait pas la différence entre un siffleur et une sarcelle ! Tom est crevé, foutu : il a bu de l'eau saumâtre et vomit tout ce qu'il a mangé ce matin, pauvre tio kien ! Faut pas dire, hein, il a travaillé comme un chef parce qu'il fallait aller les chercher ces canards. Bon, j'ai dû y aller aussi et on a manqué quelques occasions, surtout au lever du jour quand ça volait de partout, mais il en a bien rapporté une quinzaine, et ça, il faut le faire : c'est pas ce merdeux de setter du Prosper qui le ferait. D'quoi ça a l'air ces chiens-là, c'est fait pour la kermesse ou pour la chasse ?
Cortvriendt a ouvert son bidon de café et déballé un paquet de tartines. L'eau monte doucement : pour l'instant cela n'atteint pas encore le bord de la cabane mais bientôt il va falloir se tenir debout... savez, l'eau, ça monte tout doucement mais, tout d'un coup, y a plus rien de sec, plus un endroit pour poser sa musette, plus un pouce de terre ferme pour ancrer le pied. Ça glisse partout, mais, diable, ça va recommencer.
Et voilà les premiers : ils hésitent parce que les appelants, tirant sur leur ficelle d'ancrage, ne dodelinent plus tout à fait naturellement dans le clapotis. Dieu, que ça monte vite, j'ai déjà de l'eau entre les pieds et Tom ne sait plus où se mettre, mais, heureusement, il se met à dracher comme il faut et les canards, secoués de partout par le mauvais temps, cherchent abri sans trop se soucier des apparences. En voilà trois qui glissent sur l'aile... y viennent ou y viennent pas ? Ils battent un instant des ailes et se posent à vingt mètres des appelants, nageant lentement pour s'en approcher. Maintenant, faut plus bouger, y qu'à les laisser venir sans se soucier des autres qui volent un peu partout ! Bien se préparer, hein, et pas les tirer posés sur l'eau, parce que le plomb claque dessus sans effet. Vaut mieux siffler, attendre qu'ils se dressent sur l'eau, ailes ouvertes, et tirer très vite, dans la foulée, avant qu'ils n'aient pris un mètre de hauteur. Alors, on y va ! Trois coups fusent comme le martèlement de la riveteuse du chantier, trois coups "l'un sur l'autre", et les trois canards flottent à deux brassées l'un de l'autre : "Kom, Tom, faut aller les ramasser !".
Et il va falloir en ramasser d'autres, parce qu'à c'te heure les remorqueurs ont repris le travail, les camions aussi, puis tout ce va-et-vient qui longe les watringues, des vélomoteurs, des voitures. Un canard ne peut pas trouver sa tranquillité dans ces conditions, ni au large ni sur les eaux inférieures. Tiens, pendant quej'cause ou que j'rêve, en voilà deux autres bien placés dans la ligne d'arrivée ! ... et de deux coups ils plongent, lourds comme du plomb. "Faut pas croire, hein, nous on's montre pas. On n'a pa'd'Winchester super-automatique, ni d' gabion, mais voyez-moi c'travail : ça fait cinq de plus avec les dix-huit de tout à l'heure!"
Il en revient d'autres pendant que j'rêve... mais moi, c'est pas comme Yannick Noah : quand il fait une faute, cinquante mille personnes pleurent ou ragent... pour moi on' dit rien et j'écrase, ça sera pour la prochaine fois ! Des milliers de pilets ont été mis en mouvement par une manœuvre maritime. Ils prennent l'air presque tous ensemble, montent, tournoient et tachent de retrouver un peu de vase pour se poser... mais de la vase, y a plus ! Alors ils vont et viennent, se partagent, bagarrent dans le vent pour rester près du large mais se font finalement refouler vers l'intérieur. "C'est-ce c'que j'attendais !". Un pilet, c'est pas comme un autre canard, ça file en flèche, droit dans le ciel, et pendant qu'on l'ajuste, la tempête vous expédie un paquet d'eau froide, mi-neige mi-grêlons, en plein dans la figure.
Deux ou trois coups encore, peut-être quatre, et c'est marée étale, l'eau qui ne bouge plus, le vent qui s'est apaisé et les canards qui prennent un peu de repos, là où ils ont pu s'abriter derrière une touffe d'ajoncs ou de roseaux dépassant le niveau. Cortvriendt a de l'eau jusqu'aux mollets dans sa cabane et Tom se serre contre lui, tachant de se dresser le long de ses cuissardes. De loin on entend l'appel des navires qui travaillent, le grondement des dragues, le sifflet des locomotives mais rien ne bouge comme s'il s'agissait d'une trêve. Plus moyen de s'asseoir et l'eau pénètre sournoisement la veste, peu à peu, comme une chappe lourde de frissons. "Faut pas s'laisser faire, faut réagir" et Cortvriendt sort son "bus" (bidon) de café tiède, et partage une demi-tartine avec Tom. Regardez-moi, ça ! En voilà qui arrivent de loin, sans se soucier des règles élémentaires de sécurité : des colverts fatigués, bousculés par le mauvais temps, volant mal ou faiblement, attirés par les appelants que personne n'a remarqué depuis un long moment. Ça vient droit de Hollande, ces oiseaux-là, et ça tient à peine sur ses ailes, mais tant pis, j'y vas !
En cinq coups, cinq de plus... et raides, pas un seul qui tente de s'échapper, fouettant de l'aile entre deux eaux ! Tom les rapporte sans se presser : ça lui donne un peu d'exercice au lieu de rester à trembler contre mes bottes. Qu'est-ce que ça peut trembler un "kien", à croire que ça va crever dans l'heure qui suit... et c'est pas le moment, parce que ça s'est remis à voler. C'est toujours la même chose avec ce vent du nord-ouest à marée étale. Il tourne sans crier gare et se remet à souffler du sud-ouest comme s'il voulait aider à chasser toute l'eau de la terre ! "L'eau, il y arrivera pas, mais il embête bien les canards qui se croyaient à l'abri pour quelques heures". Ils se lèvent de ci de là, sans raison apparente, et partent en fanfare comme s'ils voulaient alerter tout le monde. Les bécassines elles-mêmes mènent un train incroyable, ne sachant plus où se poser. Faut voir-ça ! Pas facile à c'te heure parce que les appelants ne servent plus à rien : qui croirait vraisemblables ces formes sombres qui tirent sur leur ficelle, le nez dans le clapotis ? Un canard de passage qui pique parfois du nez, battant brièvement des ailes, pour voir ce qui se passe et, croyez-moi "çui-là, faut pas l'rater !".
La marée commence à se retirer et, avec ce vent qui vient de tourner, l'eau baisse vite : on reste à piétiner là pendant un couple d'heures, les bottes serrées autour des jambes, avec des douilles vides qui flottent un peu partout, même des boîtes de cartouches jetées au hasard dans l'action et le papier gras des tartines... puis, tout d'un coup, ça disparait comme aspiré par le courant. Ça fait un de ces bruits, ce courant : ça suce, ça chuinte, ça glougloute et ça coule gros comme l'égout principal dans l’canal. Ça fait tant de bruit qu'on n'entend même plus les navires au large... c'est vrai que l’vent a tourné ! Tiens, voilà un héron ! D'où c'est qui sort çui-là ? Et voilà le mouvement qui reprend, mais vers le large cette fois, vers les bancs de boue que le jusant découvre. C'est comme un immense ballet, mêlant des centaines de mouettes et de goélands aux canards qui fouettent des ailes dans le vent. A peine quatre heures et le jour tombe ! Faut ramasser les appelants. Combien y en a d'ces canards : trente-deux hein... cré nom, en voilà deux qui m'passent quasiment su'l paletot et y'm reste deux cartouches. Des siffleurs bien sûr ! A propos de cartouches, va falloir passer chez 'l Balthazard pour bazarder tous ces canards parce que la Marie, 'l savait pas que j'avais tant d'cartouches ! Kom Tom, on y va, y nous offrira ben quelque chose.
Jean LE BLANC

Marc62180
26/09/2007, 08h28
:C :C :C :C

Ah, ça y est, tu nous l'a mise en ligne cette histoire! :C :) :)

Merci Jo ;)

Florent
26/09/2007, 10h17
super Jo! :C