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Gab34
16/02/2008, 19h59
Fermeture 2007

J’ai redouté cet instant toute la saison mais maintenant nous y sommes : dans 4 jours c’est la fermeture et il faudra se résoudre à laisser le fusil dans la housse, à enfermer pour de bon mes chers appelants et à quitter pour 7 longs mois cet endroit merveilleux où tout est simple, beau et authentique.

Ce havre, ce mythe, ce paradis, c’est l’étang de l’Or, vaste lagune littorale ouverte sur la mer et jadis delta de l’impétueux « Vidourle » : 5 500 ha de vie sauvage préservée, menacée et mal menée, enchâssée entre l’agglomération de Montpellier et les parcs à touristes que sont la Grande Motte et Carnon.

Ici le temps a suspendu son vol. Tout perd de son importance ; tout prend sens. Mon étang, mon bel étang, il a le parfum des êtres chers qui se sont tus.

Nous sommes le 25 janvier 2007 et je me suis arrangé pour pouvoir passer 4 nuits de rang au bord de l’étang, 4 nuits, que j’espère, intenses et superbes, les 4 dernières nuits d’une saison trop courte.

Comme de coutume j’ y crois. Il y a plusieurs semaines qu’il ne s’est pas fait de belles nuits mais j’y crois quand même. Je crois que la chance sourit toujours aux audacieux, je crois que la fin du mois de janvier est parfois saluée par la venue nocturne de beaux vols d’oiseaux sauvages remisés dans les réserves de Camargue. J’y crois encore et surtout parce que le jour qui me verra défaitiste à la chasse marquera la fin de mes activités cynégétiques.

A 14h00, après les préparatifs d’usage, la glacière, les jumelles, la lunette, le fusil, le sac de forme, le moteur du bateau, étant venus remplir mon coffre et ayant parcouru les longs kilomètres qui me séparent de mon lieu de chasse, j’arrive enfin à « la cabane » où demeurent mes appelants et sont remisés gabion et bateau.

Je suis déjà à la chasse : le choix des appelants qui m’a obsédé pendant tout le voyage n’est pas encore arrêté. Vais-je sortir le grand jeu pour cette première nuit ? Dois je forcer sur le chant ou préférer la douceur et les cris mielleux de mes vieilles canes ? Combien de courts cris emmener ?
Je me décide enfin : je prends 1 jeune chanteuse confirmée qui tiendra le chant toute la nuit, 2 vieilles sorcières qui l’accompagneront, une demi cri grave, une court cri hybride de pilet et 2 mâles de confiance.

Je mets le bateau à l’eau dans le canal, installe le moteur et embarque saut de plombs, caisse à appelants, sacs de formes bien à l’avant pour faire contre poids. C’est un beau bateau de 4,50m de long à la forme fuselée. Tout en résine, il est léger, sûr et robuste. Au milieu des flots, en pleine nuit, c’est sa stabilité protectrice qui m’évitera de prendre le bouillon quand les éléments se déchaîneront et qu’il faudra pourtant sortir du duvet et encore endormi aller ramasser la pièce convoitée ou libérée une cane affolée qui aura ramassée dans ses vains efforts pour regagner la berge une guirlande de formes.

Je charge mes affaires dans le gabion (ici on appelle gabion ce qu’ailleurs bien plus au nord on qualifie de hutteau) et le pousse lui aussi au canal, ce canal, véritable artère fluviale qui me conduira bientôt quelques 2 km plus loin vers ce cœur palpitant, frémissant de vie, ce joyau tant espéré, mon étang.
Ce canal, dores et déjà secoué par les vagues, le temps étant marqué par un vent de nord ouest très soutenu, ne me laisse rien augurer de bon quant aux vagues qui doivent sévir plus loin sur l’étang. Encore une fois il va me falloir jouer des bras…

Tout est prêt ; tout est en ordre : chaque chose est à sa place, place fruit de l’expérience, des habitudes, des exigences d’une pratique où le chasseur emporte avec lui l’ensemble des richesses qui vont conditionner sa vie pendant toute l’éternité d’une nuit. Tout à l’heure, seul au milieu des eaux ou cette nuit, perdu dans la pénombre, il sera trop tard pour pester contre l’ancrage défectueux, contre le thermos oublié, contre tous ces détails qui semblent parfois se liguer et peuvent faire se succéder sublime et tragique.

Cette fois j’y suis. Je démarre le moteur et plein gaz, la pointe du bateau dans les vagues qui agitent le canal, le visage battu par le vent, je me lance vers l’aventure. Comme c’est bon. Seul à la barre, je suis maître de mon destin. Je sais que je ne pourrai compter que sur moi-même. Je me réfugie dans cette action authentique qui brise avec les tables de valeur d’une société mièvre, apeurée, malade. Ce voyage c’est un passage. C’est la porte d’entrée vers un monde à part où je redeviendrai tout à l’heure moi-même.

Je longe « les cabanes ». C’est ici que réside une espèce en voie de disparition : « les Cabaniers », ces gens du pays qui ont fait le choix de vivre dans de modestes masures chauffées par le soleil ou que la vie a jeté pour le meilleur et pour le pire dans ces lieux par trop inhospitaliers qui ont vu naître leurs ancêtres. Elles portent de jolis noms d’oiseaux, de fleurs ou de filles.
Elles attisent les convoitises. Mais il ne faut pas s’y tromper, entre la chaleur étouffante de l’été, le froid parfois glacial et humide amené par les vents du nord, l’enfer n’est pas loin du paradis et ils ont le cœur bien endurci « les Cabaniers » de l’oubli.

Bientôt je suis seul et même si au loin on devine l’agitation du monde, ces ombres qui s’enferrent dans leur caverne, mon univers n’est plus fait que d’eau, de roseaux et de cris d’oiseaux. Je retrouve ces odeurs qui avivent en moi les souvenirs et les émotions du passé. Je suis libre, libre enfin.

Quelques 25mn plus tard je découvre pourtant un étang bien assombri par les vagues.

Il n’y a personne. 15h15 toujours personne. C’est sûr cette nuit il n’y aura pas de concurrence et pas de tirage au sort pour le choix des postes. Cela n’a rien de surprenant vu les conditions météorologiques. J’ai ainsi la liberté de choisir mon poste : c’est une liberté mais aussi une contrainte, un dilemme. Souvent c’est le hasard qui fixe les destinées à l’entrée de l’étang et pour les plus chanceux le choix est souvent simple entre les deux meilleurs postes.

Là je peux choisir n’importe lequel : vais-je privilégier le confort et la qualité de chasse et traverser l’étang pour me mettre à l’abri tout là bas au « fond des clos » ou à « Mende » ? Et si par malheur, le vent, pourtant prévu violent toute la nuit par le prévisionniste national, tombait en début de nuit, comme c’est souvent le cas en méditerranée, ne me verrais je pas trop excentré ? Dois je m’en tenir aux vieilles habitudes et rester sur l’arrivée du gibier en privilégiant le choix de postes prestigieux qui ont fait la réputation de l’étang, « Morelon », « Le Fainéant », même si pour l’instant les vagues sont telles qu’il sera difficile d’attacher des appelants ? Et si un retardataire faisait son arrivée en fin de journée et venait me couper la chasse ? Et si… et si…je n’en finis pas de conjectures. Il faudra bien se décider pourtant.

Autre critère d’appréciation d’importance : vais-je parvenir à traverser la zone soumise aux turbulences éoliennes ? Car franchie la porte de l’étang, il me faudra alors défaire le moteur et le ranger au fonds du bateau : seuls les déplacements à la rame ou à la « Partègue » sont autorisés par l’ACM de l’étang de l’Or. Tradition oblige, c’est à la seule force de leurs bras que les chasseurs gagnent donc les postes convoités, tirant derrière leurs embarcations les lourds gabions qui leur serviront d’abri pendant la nuit.

J’aime cette épreuve de forces qui m’oppose parfois aux éléments. Je ne sais pourquoi mais j’ai toujours l’impression étrange que plus l’effort sera important plus la réussite de la nuit sera au rendez vous. Je me méfie des temps plats, des chasses faciles que j’ai pu connaître sous d’autres cieux où le sauvaginier exténué gare sa voiture bien à l’abri derrière sa hutte…(désolé mais ce n’est pas ma chasse même si je comprends que certains puissent s’y retrouver comme je me retrouve au bord de mon étang.)

Masochisme pour certains ; recherche de soi même pour d’autres ; conscience intuitive que le prédateur doit mériter la vie sacrée que peut-être plus tard il prendra ; goût immodéré de l’effort ; mise en danger volontaire ; nécessité et hasard dictés par les circonstances ; sensation et volonté d’exister pleinement tout simplement ...

Je sais que la tâche sera ardue mais je relève avec plaisir le défi. Je suis déterminé ; je gagnerais le poste de « Mende », bien à l’abri des vagues : à cette saison les oiseaux remisés fréquentent par ailleurs souvent les marais avoisinants dits du « Basti ».

C’est un corps à corps qui s’engage : d’un côté la force des éléments acharnés, de l’autre la volonté farouche d’un être déterminé.
L’exercice est technique, périlleux et épuisant : le bateau dans la vague, il faut peser de toutes ses forces sur la longue perche de bois, « la partègue », pour avancer sans jamais relâcher son effort sous peine de partir en arrière ou pire d’être pris par le travers. Les cuisses et les abdominaux contrôlent le cap ; ils fixent la direction du bateau. De temps en temps le gabion se ligue à la vague pour venir vous déséquilibrer et sans concession il doit être rabattu vers l’arrière dans l’axe du bateau.
Il arrive parfois que le chasseur, à bout de souffle ou épuisé ou dépassé, doive abandonner la lutte et regagner hagard et déçu le rivage : il sait qu’il a échoué et cet échec le poursuivra longtemps. Plus rarement c’est le matériel qui rend l’âme : au terme d’un effort violent la « partègue » se rompt. Malheur à celui qui n’ayant pas prévu de perche de rechange se voit d’un coup partir à la dérive ; il finira sa course au fond de l’eau ou ne devra son salut qu’à la solidarité d’autres chasseurs aguerris qui viendront le tirer de ce mauvais pas.

Vous l’aurez compris : on ne s’improvise pas chasseur de nuit au bord de l’étang de l’Or.

Après 30mn d’efforts violents, me voilà rendu au poste dit de « Mende ». Je glisse le bateau dans les roseaux et m’accorde quelques minutes de repos. L’endroit et l’instant sont parfaits : l’endroit parce que devant le poste l’eau est à peine ridée par le souffle du vent cassé par la berge ; l’instant parce que ce retour au calme après la tempête rageuse a des parfums de plénitude.

Je retrouve mes vieux réflexes et la force des habitudes : vite je mets en place le gabion, l’avant bien calé et légèrement surélevé pour ouvrir le champ de vision depuis l’unique visée. J’attrape ma serpette et gagne les marais proches pour récolter une grosse brassée de roseaux.

Ces roseaux que je dispose bien vite autour du gabion. J’aime à dissimuler au mieux mon installation. Rien n’est plus rageant que de voir un oiseau refuser la pose ou prendre son envol prestement parce qu’il a aperçu votre visage crispé ou parce qu’il a senti le danger émanent d’une installation mal camouflée.

Installer son gabion, c’est le fondre dans le paysage environnant en utilisant la végétation trouvée sur place, c’est en faire un élément naturel et intégré insoupçonnable. C’est le fameux voir sans être vu qui doit s’appliquer en tout cas. Et il faudra même parfois préférer mal voir pour être sûr de ne pas être vu.

Ceci étant fait je libère les appelants et les attache sur la berge pour qu’ils puissent se remettre de leur stress du voyage avant d’attaquer la longue nuit où leurs voix et leur talent seront mis à contribution.

Je vide ensuite mon sac de formes dans le bateau et les trie par espèces. J’ai choisi cette nuit de forcer un peu sur le « blettage »: je dispose une 20ne de formes de colverts, milouins et morillons en 3 paquets compacts sur la gauche à une 30ne de mètres du poste. Ces formes serviront de paquets d’appel et écartés de la berge auront pour objectifs d’attirer l’attention d’éventuels migrateurs arrivant du centre de l’étang ou passant dans les marais à l’arrière. Devant le poste j’éclate une 10ne de formes de sarcelles et à l’écart un peu plus loin 3 formes de milouins endormis. Voilà c’est simple, efficace et me semble suffisant. J’allie à la fois l’effet de masse des paquets d’appel et l’aspect très naturels d’oiseaux au gagnage qui déambulent en sécurité en bordure d’étang bien à l’abri du vent.

J’ouvre enfin le gabion et procède au rangement intérieur : je glisse la glacière et la boîte de chasse dans le petit caisson arrière après en avoir sorti lunette, jumelles, sifflets et quelques cartouches. Ces éléments sont disposés bien rangés sur une étagère étroite juste sous la visée avant. Je déplie le sac de couchage et le glisse au fonds du gabion. Il sera bien utile tout à l’heure quand le froid se fera plus vif. Je sors quelques vêtements d’appoints et plie ces effets à ma droite. Je dispose bouteille d’eau et thermos de café. Je sors le fusil et y glisse 3 cartouches. C’est une règle chez moi : je ne charge mon fusil qu’à partir du moment où tout est en place. Peu importe qu’il passe des canards, des échassiers, des oies ou des alouettes. On ne badine pas avec la sécurité.

Je m’offre quelques instants de répit. Il est 17h00. Comme le temps est passé vite et bientôt il fera nuit. Je scrute l’étang ; il est désert ; il n’est pas encore prêt à dévoiler puis partager ses richesses nocturnes tant espérées.
L’étang de l’Or a été par le passé un grand étang de gagnage nocturne mais aussi de remise diurne : il était parfois envahi par des herbiers immenses et denses qui faisaient la joie et attisaient la gourmandise des anatidés et souvent à contrario marquaient le désespoir des chasseurs qui ne pouvaient que deviner à grand peine les oiseaux gourmets dans la masse sombre des plantes aquatiques.
Aujourd’hui on ne sait plus très bien ce que les oiseaux viennent y chercher : un espace de repos ; quelques rares potamots ; de l’eau salée et polluée ; de la tranquillité ou peut être s’y arrêtent ils par erreur ou en souvenir atavique des richesses passées, qui font encore échos dans les légions de canards et qui voyaient au plus beaux jours d’octobre des nuées de milouins quitter le « Vacares » pour gagner l’étang de l’Or.

Enfin laissons là ces souvenirs d’un autre temps. Je me délecte d’un café bien chaud accompagné de quelques gâteaux chocolatés à souhait. Cela fait partie des petits plaisirs de la vie.

Le temps s’assombrit, le vent est toujours aussi fort. C’est la nuit qui vient et qui peu à peu va envelopper de ses ténèbres ces espaces lumineux.

....pour les plus déterminés la suite très bientôt....

Yannos 17
17/02/2008, 10h21
Encore, encore,
:C :C :C :C :C :C :C

pnard 80
17/02/2008, 16h05
Superbe histoire, ce n'est que le début j'espère !
Vivement l'épisode suivant !

ppk
17/02/2008, 16h18
et c'est quand la suite ... ? :C :))

bougnous
17/02/2008, 17h30
Gab34
Masochisme pour certains ; recherche de soi même pour d’autres ; conscience intuitive que le prédateur doit mériter la vie sacrée que peut-être plus tard il prendra ; goût immodéré de l’effort ; mise en danger volontaire ; nécessité et hasard dictés par les circonstances ; sensation et volonté d’exister pleinement tout simplement ...

Bougnous
J'aime cette phrase qui qui a été ma doctrine fort longtemps mais maintenant..... :T

bilot 02
17/02/2008, 18h13
c'est beau ,c'est du vecu dans le font du coeur :C on beau etre des(predateurs)
quand on parle de notre coin de hutte on est de beau romantique ;) ;) ;)

Gab34
18/02/2008, 17h40
Comme promis la suite...


" Il est temps d’attacher ; je récupère tout mon petit monde sur la berge et m’élance sur les eaux à bord de mon bel esquif.
La stratégie d’attache est simple : 3 chanteuses, à gauche, bien alignée en regardant vers le poste, en plaçant la plus jeune au plus près ; puis la court cri positionnée devant le poste à 15m avec quelques formes de sarcelles un peu regroupées ; les 2 mâles devant le poste ; la demi cri à droite en rappel.

Ainsi pour récapituler depuis le poste, je perçois à gauche mes 3 paquets de formes et mes 3 chanteuses alignées ; devant entre le poste et une 15ne de mètres les formes de sarcelles, les 2 maillards et la court cri ; à droite presque en berge et à une 15ne de mètres ma demi cri en rappel.

Je regagne bien vite le gabion car il fait de plus en plus froid et la nuit tombante est quasiment faîte. Il ne faut pas sous estimer la tombée du jour qui a cette saison voit souvent bouger quelques oiseaux.

Certains s’étonneront que les appelants ne soient pas attachés en plein jour en même temps que sont mises en place les formes. Mais voilà il en va ainsi au bord de l’étang de l’Or : on attache au dernier moment, juste avant la nuit. Pourquoi me direz vous ? Tout simplement parce que la chasse de nuit ne commence que la nuit, vous diront certains…d’autres parce que mettre ses appelants en plein jour expose à les voir résolument muets à la tombée du jour…les plus rusés vous affirmeront enfin qu’ils ne veulent pas que la concurrence puisse copier leur subtil et secret plan d’attache. Le fait est que tout à chacun attache au soir…et que le premier qui s’y met déclenche un mouvement frénétique et collectif de bateaux sur l’eau et les premiers cris des chanteuses implorant la venue de leurs congénères sauvages. Non seulement il faut attacher au dernier moment mais en plus la prise de décision doit être suivie d’une exécution rapide sous peine de se voir affubler de quelques jolis noms d’oiseaux par des voisins mécontents et plus rapides.

L’attache me convient parfaitement et je goûte ces premiers instants où les canes ravies de retrouver l’élément liquide qu’elles affectionnent et gagnées par l’excitation du moment laissent libres cours à leurs cris implorants.

Je monte rapidement ma lunette sur le fusil et selon la formule consacrée et pourtant fausse la longue attente peut commencer…fausse car précisément je ne suis pas en train d’attendre ce qui impliquerait que je ne fais rien alors qu’en l’occurrence on ne peut imaginer plus actif que moi, plus concentré sur l’environnement qui m’entoure, plus sensible au moindre bruit et à la plus légère modification de l’espace et du temps.

D’ailleurs, je n’attends pas, j’espère et la nuance est de taille. J’espère la venue de nocturnes visiteurs et pour n’en rien manquer, pour en recueillir le moindre instant, j’en viens à faire osmose avec ce monde de la nuit. J’en suis tout à la fois un élément central, tant l’isolement m’invite à l’introspection et à la prise de conscience de moi-même, et un élément accessoire tant l’immensité bouillonnante qui m’entoure m’oblige à une plus juste humilité.

J’en suis le vivant récepteur, l’observateur privilégié et l’acteur intemporel.

L’œil scrute les pénombres ; l’oreille capte les bruissements de vie ; la conscience pressent l’évènement bien avant les sens…

Tout à l’heure quand les canes forceront leur chant, quand la tension deviendra extrême, je serai là, prêt et bien présent. Mon œil trouvera bien vite les quelques apparitions fantomatiques qui auront crevées les cieux et troublées la surface ondulante des eaux vives, les trouvera bien vite là où mon oreille l’aura mené. Car c’est plus souvent avec son ouie que le chasseur de gibier d’eau observe la nuit.

Ainsi presque en transe, je survie l’instant présent ; je vie pleinement chaque seconde et le temps passe, inexorable comme dans un songe.

Il est déjà 22h30. Le vent redouble de violence. Je suis rappelé à l’ordre par mon estomac impatient. Il est temps de s’alimenter. Le terme est bien choisi.
A la chasse il est rare que je festoie. Le menu voit se succéder saucisse sèche, fromage et crème dessert dans un ordre immuable et ce dans l’obscurité la plus totale. Il n’est pas question de fermer la visée et encore moins d’allumer une quelconque lumière. Cela me semblerait parfaitement incongru en ces lieux où je ne demeure qu’un invité toléré puisque ignoré.

Mes lumières sont celles que j’aperçois au loin dans les villages languedociens de Mauguio, Candillargues et Lansargues, dans l’imposante agglomération Montpelliéraine et dans les indésirables Marinas qui sont autant de tâches encombrantes qui ont vu sacrifier sur l’autel du développement économique le bien le plus précieux de ces terres, une nature vraie et sauvage.

C’est drôle il y a quelques années encore l’on pouvait facilement identifier chaque village et il demeurait de vastes interstices d’obscurité entre les tâches éblouissantes des villes endormies. Aujourd’hui c’est un cordon de lumière quasiment ininterrompu qui s’étend à l’horizon.

Moi seul dans la nuit. Là-bas ces foules grouillantes, toute cette société qui vit au rythme des villes, des journaux télévisés et des lumières artificielles. Ces rayons, ces faisceaux ne sont pas de ceux qui comptent. Ils n’ont rien des lumières diaphanes qui parfois dirigent les marins en perdition vers les côtes hospitalières en les préservant des récifs de la vie.

Le pas pressé, l’œil rivé, las d’une journée de labeur, emportés par les courants mercantiles, combien sont ils à soupçonner ma présence improbable au milieu de ces espaces qui frôlent le nul part ?

Les canes ont donné…ça force drôlement…c’est du gibier qui arrive de l’étang. 3 râles graves retentissent, la court cri entre dans la danse ; les choses se précisent… les vieilles traîtresses redoublent d’appels pressants puis se taisent. Plus rien. C’est sûr c’est posé.

J’aperçois au large 3 points noirs. Ils sont à peu près à 80m Il s’agit de canards siffleurs. Ces oiseaux expressifs sont facilement identifiables car ils aiment, joyeux drilles, à accompagner leur arrivée d’acclamations redoublées.

Je suis au comble de l’excitation. C’est une pose magnifique. La pression est là. Je sens battre mon cœur tout plein d’une émotion débordante ; mes mains tremblent légèrement. Ce n’est pas ma première pose et pourtant l’émotion est toujours la même.

J’observe ces oiseaux qui pendant quelques instants sont décidés à ne pas bouger et commencent à boire et se laver. Que faire pour forcer le destin ? Dois je recourir au précieux appeau qui singe le cri des mâles ? Dois je laisser faire ? Dans ce vent et ces vagues ils ne vont sûrement pas restés longtemps…mais en voilà un qui se décide à approcher bientôt suivi par ses deux compères. Ils viennent bien au droit et dans quelques instants j’attraperai le fusil…ce sont peut-être là leurs derniers instants d’existence et inconscients du triste destin qui les attend ils continuent leur sinistre progression.

J’aurai bientôt pouvoir de vie ou de mort. Ces oiseaux nés sous d’autres contrées, qui ont traversé tant de vastes paysages, subi l’épreuve des migrations, vont-ils finir leur vie ici au bord de cet étang, trompés par les leur, trompés par leur instinct.

Dans quelques secondes j’aurai cette lourde responsabilité de choisir entre vie et mort. Je suis semblable au prédateur qui tapi dans l’ombre s’apprête à fondre sur sa proie à ceci près qu’à l’heure fatidique ma main tremble, tremble de la peur de voir s’envoler trop tôt ces oiseaux, tremble de l’émotion vraie qu’a provoquée l’acte de chasse, tremble enfin de l’émoi et du trouble suscités par la tragédie qui se joue.

Dans la lunette j’aperçois maintenant nettement 2 oiseaux. Le coup de feu brise l’instant magique…deux corps inertes dérivent au vent.
Vite il faut sortir les récupérer avant que la nuit ne les engloutisse. Je bondis, enfile mes cuissardes, tire le bateau hors des roseaux et m’élance à leur poursuite. Je les retrouve quelques 100m plus loin. Le retour est plus laborieux. Le bateau vide est pris par le vent et je dois m’employer pour retrouver l’abri des roseaux. C’est en sueur que je regagne le gabion.

J’ai à la main 2 beaux oiseaux, un couple de siffleurs. Le froid, le vent plus rien n’a d’importance. Je suis gagné par une joie d’enfant. Je dépose sur le gabion ces 2 corps encore chauds, presque encore vivants peut-être. Je caresse leurs douces plumes…après l’excitation, le doute et la joie vient le temps du regret.

Je retrouve avec plaisir la chaleur de mon duvet grand froid. Je m’offre le luxe d’un café et de quelques friandises.

Je suis, insatiable prédateur, gagné par l’euphorie. Et si ce vent violent avait dérangé de nombreux oiseaux, et si seul au bord de l’étang je connaissais une nuit d’anthologie, de celles qui font date ?

Le chasseur de gibier d’eau est un schizophrène : ainsi son état mental oscille indéfiniment entre les sentiments les plus opposés de la joie à la tristesse, de l’euphorie à la douche froide, de la grâce transcendante à la bassesse la plus dépravante.

Le sauvaginier n’a-t-il pas au bout de la nuit tout simplement rendez vous avec lui-même, avec ce qui fait l’homme, ses forces et ses faiblesses, ses instincts et sa morale ? Une nuit à la chasse c’est une comédie humaine qui se joue dont le chasseur est l’acteur central.

Pour l’heure je ne boude pas le plaisir d’une belle réussite et porté par cette énergie nouvelle il me semble encore mieux percevoir les signes de la nuit ; mes sens aiguisés semblent décuplés.

Et je me transforme peu à peu. Je suis moi-même oiseau. En détresse, je survole, porté par les vents, ces vastes espaces, ces immensités glacées et désertes, ces lieux à la beauté sauvage et effrayante.
Je suis successivement sarcelle, siffleur, pilet et bien sûr foulque…

Chasser la foulque de nuit est une tradition sur les étangs littoraux languedociens : le «Pioutaïre », muni de son « sonnet », appeau traditionnel en buis, appelle de son cri rauque les belles demoiselles en robe de nuit. Il faut les voir captiver ces oiseaux à force de cris répétés. Charmées, hypnotisées, les belles innocentes survolent les calées et se posent, pour quelques instants, à l’écoute, au large du chant. Puis soudain c’est la course effrénée, l’envol et la pose brusque et précipitée au milieu des formes et des canes médusées.
Les nuits de passages ce sont parfois des 10nes d’oiseaux qui rendent visites aux charmeurs les plus douées. Mais que les donzelles se rassemblent en groupes compacts et il faudra redoubler d’astuces et de savoir faire pour duper ces belles ingénues. Tout deviendra alors question de finesse, de dosage et d’oreille : seuls les maîtres en la matière sauront murmurer les souffles les plus subtiles qui capteront l’attention des plus réservées.
Comme il est des canes réputées pour être des aimants à canards, il est des canes dont les cris particuliers et spécifiques captives les rallidés. Elles sont souvent le fruit d’une longue sélection et certains chasseurs sont réputés pour la performance de leurs attelages.
Il est aussi des attaches bien particulières et on ne chasse pas la foulque comme on chasse leurs cousins de sang…

Pour l’heure, je suis motivé et accoudé à l’avant du gabion, le nez au vent, insensible à la morsure du froid, j’use de tout mon savoir faire en matière de chasse de la foulque pour tenter de séduire les quelques oiseaux remisés au milieu de l’étang et qui dérangés par les vagues pourraient venir, peut-être, tout à l’heure, me rendre visite.

Les canes chantent leurs colères, s’inquiètent, ballottées sans cesse et sans répit par les flots terribles. Elles répondent aux appels incessants de leurs mâles bavards qui nourrissent sûrement quelques ressentiments à mon égard de les tenir éloignés si longtemps de leurs canes de cœur. Ces mâles que je n’ai de cesse d’observer quand les cris de leurs compagnes se font plus pressants. Sentinelles des marais, ils veillent, ils scrutent les ténèbres de leurs sens puissants et donnent l’alerte au moindre bruissement d’ailes. Quand parfois épuisé et ayant succombé aux ruses de Morphée, je sais en me réveillant que c’est toujours vers eux que s’attardera mon premier regard. Je saurai à leur attitude, à leur comportement ce qui s’est tramé en mon absence passagère.

Le temps passe…4h00…la fatigue, cruelle compagne du chasseur solitaire, se fait sentir. Je m’allonge emmitouflée dans mon duvet quand soudain les canes chantent à l’unisson relayant pour un temps le souffle du vent au second plan. Je me redresse avec hâte ; 2 coups de sonnet…c’est posé à 15m devant les blettes de sarcelles. Le mâle de foulque appelle la femelle qu’il avait cru entendre quelques instants auparavant. Je lui réponds doucement et le dialogue s’engage…il vient tout prêt du gabion…il cherche, intrigué puis s’éloigne, revient à nouveau, appelle…il me raconte les vols au long cours qu’il a su accomplir, l’histoire de ses semblables, des ces pays de cocagnes qu’il a traversé, ses peines, ses joies, sa solitude dans ces marais perdus. Il aspire à de nouveaux horizons…retrouver une fois encore les pays de son enfance puis succomber peut-être mais heureux.
Part mon ami. Ta sagesse est la mienne. Vole vers ces cieux lointains et revient moi un jour grandi et serein. Et il est parti, fier et impétueux, saluant une dernière fois mes reines maudites d’un ultime appel déchirant et d’un éclaboussement sonore.

Je m’endors enfin, heureux parmi les heureux, gagné par la félicité de celui qui vit en harmonie avec lui-même et le monde qui l’entoure.
Ce gabion étroit est comme le ventre de la mère. J’y suis bien : dans la chaleur de cet asile, bien à l’abri, je ressens les pulsations du monde tels les battements d’un cœur. Je rêve à ces nuits passées, à toutes celles qui viendront, à ces nuits mirifiques que j’appelle des mes voeux…

6h00. Je m’éveille…le vent est toujours aussi violent…rien n’est venu troubler mon sommeil et la calée demeure vide de tous visiteurs nocturnes. Le café est vite avalé.

Je sais que les minutes qui vont suivre seront déterminantes : c’est souvent, surtout à cette période de l’année, à la pointe du jour que les oiseaux, ivres de leur nuit de vagabond, viennent saluer l’étang et les marais avoisinants. Les canes l’ont compris et leur clameur se fait plus puissante ; elles sont gagnées elles-mêmes par l’euphorie du matin naissant. Le monde diurne va reprendre peu à peu ces droits et dans cette période de transition incertaine où il fait encore nuit et presque déjà jour tout participe à l’émergence mystique d’un jour nouveau.

Les canes forcent…la demi cri reprend ; ça doit passer dans mon dos le long du canal qui permet de rejoindre « Lansargues ». Soudain un magnifique mâle de sarcelle surgit et vient se poser tout contre mes vieilles canes. Il est là dressé, petit monarque des marais, et cette fois sans état d’âme je tire ce bel oiseau avant qu’il ne s’envole.

Les minutes, les heures s’envolent…deux volées de sarcelles passent au large sans s’enquérir des appels pressants de la calée ou peut-être déjà trop aguerries pour se laisser séduire par les avances doucereuses des premières plumes venues. Elles sont passées au loin, pressées, attendues par je ne sais quel autre destin, ignorantes de ma passion dévorante.

Il faudra bientôt penser à clore cette belle nuit et le cœur gonflé de toutes ses sensations accumulées sans plus attendre penser déjà à la suivante. Je ne connais pas la fatigue ; les nuits de réussite ne laissent aucune prise à la torpeur, à l’épuisement ou au renoncement. C’est le cœur tout neuf que nous accueillons le matin et la perspective d’une nouvelle nuit.

Désinstaller est aussi un rituel : les gestes précis se font dans le sens inverse à ceux de l’installation. Déshabiller le gabion, bien ranger les roseaux pour que l’éventuel chasseur suivant puisse en bénéficier, ranger l’intérieur du gabion, ramasser les formes, enfermer les canes, plier les plombs, accrocher le gabion, « partéguer », sortir de l’étang, mettre en place le moteur, démarrer et rentrer…constater encore une fois comme le temps a passé vite, avec le même étonnement, la même surprise…c’est donc çà une nuit de chasse.

Vivre une nuit c’est mesurer le caractère inexorable du temps qui passe. Je suis resté éveillé une partie de la nuit ; j’ai contrarié l’ordre des choses mais rien a changé, le jour est venu et viendront d’autres jours, toujours plus…je repense à toutes ces nuits passées, tout ce temps parti, perdu peut-être à la recherche d’une chimère…"

pnard 80
18/02/2008, 17h50
La suite est encore plus belle, les émotions et les sentiments sont magnifiquement transcrits.
Bravo !

Gab34
18/02/2008, 17h59
Merci Pnard80.

PER 50
18/02/2008, 18h02
encore bravo à toi GAB ;) ;) chapeau et encore une fois je me répète mais seul les sauvaginier peuvent comprendre ce que tu as écris :D

bilot 02
18/02/2008, 18h04
que peut on dire apres une telle lecture :C :C sinons penser à la prochaine saisons :)) :))

encore bravo et merci l'amis

bougnous
18/02/2008, 18h15
Dépèches toi, t'as encore 3 nuits à raconter :fou: :fou:

Bravo :)) :))

haldoeddy
18/02/2008, 18h43
extra la suite :)) :C :C :C

ppk
18/02/2008, 21h27
Merci Môssieur Gab :D pour ce super récit !!!

Tu détailles vraiment très bien le charme de passer les nuits seul dans cet environnement qui nous est si cher... ;)

Yannos 17
19/02/2008, 08h41
Alors là, je dis Môssieur Gab34 !
:C :C :C :C :C :C :C
Les mots justes pour des émotions difficilement expliquables.
Chapeau l'Artiste ;)

haldoeddy
19/02/2008, 10h13
tu pourais faire des livres :))

































ok ============) je sort

Gab34
19/02/2008, 11h05
Je ne sais pas si je pourrais faire des livres mais voiçi pour les plus assidus la suite de l'histoire :

"
Peu m’importe, j’ai encore 3 longues nuits devant moi et je compte bien en profiter pleinement, en saisir toute la quintessence pour les garder longtemps bien vivantes dans la forêt de mes souvenirs, ces souvenirs qui m’aideront à passer la morne saison.

Il est déjà 11h00 lorsque j’arrive enfin à la « cabane ». Je range sommairement les affaires et après avoir libéré les canes décide de m’occuper sans plus attendre du ravitaillement. Un passage éclair au supermarché local me voit chargé en retour de mes victuailles habituelles.

Je suis prêt pour une nouvelle nuit. Les mêmes questions m’assaillent : vais-je retourner en bas là où j’ai passé la nuit précédente ou sortir à la pointe de Pyramide, pointe qui fut jadis l’un des grands postes de l’étang ? Pourquoi ne profiterais je pas du fléchissement du vent qui s’est fixé au nord pour gagner « la caisse de mort », une autre zone fort réputée lors des nuits de migration mais également fort éloignée ?

Je trie mes canes et retiens 2 chanteuses à la voix forte, 1 amassoire, 1 demi cri grave, 1 court cri amassoire et 2 mâles. C’est ma nouvelle « dream team » pour la nuit à venir. Ma court cri amassoire est vraiment très particulière mais je l’aime car elle m’a fait connaître bien des joies à la chasse. Elle est très efficace notamment pour les foulques mais certains médisants ou jaloux raillent sa voix lancinante.

14h00 avec le retour du soleil et un petit vent du nord fort agréable, je m’engage à nouveau sur le canal sans savoir pour l’instant où j’atterrirai dans quelques heures…je ne suis pas encore fixé et laisse le soin à mon intuition de faire le choix au dernier moment.

Quelques bateaux et gabions manquent au bord du canal : quelques forcenés ont donc décidé de défier le sort et je ne serai pas seul ce soir. Il y aura du beau monde au bord de l’étang et je crains de ne pas avoir pris suffisamment d’appelants pour contrer une éventuelle concurrence bien inspirée.

Je décide de prendre le large et poursuit ma route vers la « Pyramide ». Il y a longtemps que je n’ai pas emprunté ce canal. Je suis surpris de voir comme la bordure côté étang s’est dégradée. J’aperçois presque les postes de la « grande pointe » et du « gambay ». Bientôt et à ce rythme la pyramide sera au milieu des eaux et il ne restera rien des roselières qui faisaient la splendeur de ces lieux.

15h00 je suis à nouveau seul à l’entrée de l’étang. Je ne suis pas surpris car avec les vents qui s’annoncent les postes les plus intéressants et les plus accessibles ne seront pas chassables une bonne partie de la nuit.
Je décide donc de longer la « Verne » en direction du poste dit de la « Trompe aux canards » puis me laisse gagner par l’enthousiasme et prolonge mon effort jusqu’à la « canalette » de liaison avec la « Caisse de mort ». Malheureusement elle est impraticable et je dois continuer vers la pointe de la « Radelle » que je double pour pénétrer dans ce haut lieu de chasse qui fut un temps la propriété de particuliers avant de retomber dans le domaine public qu’il n’aurait jamais dû quitter.

A la pointe de la « Radelle » subsistent les ruines empierrées d’une ancienne demeure. Qui a vécu en ces lieux exposés à tous les vents et battus par les vagues les jours de tempête ? des pêcheurs, des sauvaginiers, des naufragés de la vie que le destin avait contraint à l’exil en ces terres âpres ?
Des fantômes bienveillants hantent ces vestiges des temps passés et parfois dans le silence pesant des nuits glaciales on entend leurs rires, leurs éclats de voix ou leurs pleurs. Ils chantent la complainte des illusions perdues et leurs plaintes déchirent le cœur des poètes qui s’attardent, pauvres fous, au bord de cet étang, les soirs de désespoir.

Ces civilisations, ces mœurs sont celles d’un autre temps. Fallait-il être fou pour vivre en de pareils endroits ? Fou sûrement mais épris de liberté et peut-être tout simplement heureux.

Ces fantômes, ces hommes resteront pour moi à jamais des inconnus et bientôt je serai moi-même un inconnu et un fou pour les générations futurs à qui l’on contera comment par le passé des insensés venaient parfois par des nuits infernales braver les éléments dans l’espoir incertain d’une migration exceptionnelle dont ils pourraient être les témoins privilégiés.

Las de ces considérations existentielles, et pour le coup bien ancré dans le réel, une belle surprise m’attend. Les vents du nord ont mis à nu un véritable champ de «Cascails », concrétions calcaires, fruits du labeur de vers marins ayant fait leur apparition dans l’étang il y a une 10ne d’années.

Le spectacle est étonnant sur le plan esthétique mais il me faut serpenter avec peine entre ces récifs râpeux qui gênent ma progression et m’oblige à de larges détours.

J’arrive enfin au poste de « longue pointe » qui est avec « Milette » l’un des meilleurs postes de l’étang et de la caisse de mort.
Je suis seul mais me méfie car il est fréquent dans cette zone isolée que les sauvaginiers n’arrivent qu’à la tombée de la nuit ou bien après quand ils ont fini leur travail.
Peu m’importe…je viens de parcourir 3 km à la « partègue » et je suis le maître des lieux ; ces espaces sont les miens et je me prends à rêver d’une de ces nuits fabuleuses.

Bien vite j’installe le gabion : les choses vont bon train car ce poste est si souvent chassé car il n’est guère nécessaire de forcer sur les compléments de camouflage. De toute façon ici il n’y a pas de roseaux ; c’est la mer et le royaume des enganes et des salicornes. On est déjà dans la partie de l’étang marquée par l’influence des entrées maritimes salées. C’est une autre ambiance, un monde tout différent qui m’entoure, et surtout une chasse différente qui m’attend…

J’ai le vent quasiment orienté dans l’axe de la pointe et en principe le gibier devrait arriver comme c’est souvent le cas ici du milieu de l’étang. J’installe donc mes paquets de formes bien groupées à ma gauche et complète par quelques formes isolées devant le poste.

Je pénètre à l’intérieur de mon installation et procède aux rangements traditionnels qui s’imposent. Je suis de retour dans mon nid douillé et m’offre une petite sieste salvatrice afin de pouvoir rentrer plus tard dans le vif du sujet sans faillir.

Mais il est déjà temps d’attacher et pour une fois sans plus attendre je sors mettre à l’eau mes oiseaux fétiches qui seront pour cette nuit en tout cas la meilleure équipe dont je puisse rêver.
Je force sur le chant à gauche sans risques à priori par rapport à une éventuelle concurrence car le poste de Milette n’est pas occupée. Je mets ma court cri en pointe et les 2 maillards et la demi cri devant le poste. Voilà l’affaire est entendue et je rentre bien vite au chaud car le soleil disparaissant la morsure du froid se fait plus cruelle.

Le vent se renforce progressivement en début de nuit jusqu’à devenir presque violent avec la montée de lune.
C’est bien là une observation de noctambule que de remarquer comme la fin du jour est souvent propice aux changements de vents, à leur chute ou à leur renforcement, et de noter que la lune, impénitente contestataire du soleil, a aussi le droit à son lever et à son coucher. C’est l’astre de nos nuits de chasse, et certaines nuits, le lever de lune est un spectacle surprenant et magnifique…

Certains vous diront combien les plus belles nuits de chasse ont souvent lieu par pleine lune, ou en lune gibbeuse ou en nouvelle lune ? La vérité c’est quant la matière il ne me semble pas qu’il y ait de règles. Chaque phase lunaire emporte avec elle son lot d’avantages et d’inconvénients, ses effets positifs ou navrants sur les comportements des oiseaux et des hommes, ses réussites et ses échecs. Chacun d’entre nous a dans ces cahiers de huttes de multiples contre exemples qui viennent contre dire les ordres bien établis.

J’aime ce poste de la longue pointe. Il est situé à la croisée des 2 mondes, le monde de la mer et celui des marais, le monde de la nuit et celui des lumières, leur monde et le mien.
C’est aussi un haut lieu cynégétique et il s’y est fait des tableaux extraordinaires que l’on ne peut évoquer qu’avec envie et une pointe de retenue, de morale outragée. Il en faut pourtant de ces lieux qui font rêver, ces lieux où naissent des histoires qui nous survivront, ces lieux qui ont vu naître des passions et partout à leur simple évocation allument les regards, donnent la fièvre aux plus cartésiens, et font palpiter les flammes de la passion au cœur des plus placides.

Déjà presque minuit et j’aimerais pouvoir vous raconter comment d’un seul coup les choses ont commencé, comment les poses se sont succédées à un rythme incroyable, comment au bout d’un moment, de guerre lasse, j’ai arrêté de tirer pour profiter du spectacle…mais rien ne s’est passé…d’abord parce que le mois de janvier a cela de particulier qu’il n’est pas connu pour être parmi les mois les plus favorables pour les grandes migrations de gibier, et loin s’en faut, et ensuite et surtout parce que la fatigue a fait que rapidement je me suis tout simplement endormi…pour ne me réveiller qu’aux alentours de 6h00 du matin.

C’est une drôle d’ambiance qui m’attend au réveil. Plus un souffle de vent…le grand calme…restant encore allongé quelques instants je perçois peu à peu ce grand silence. Je me redresse pour scruter les ténèbres. Tout semble figé et immobile. Je comprends d’un seul coup. Toute la bordure de l’étang est gelée sur 150m de large. Mon œil est cependant vite alerté par des formes inhabituelles devant le poste à la pose. J’ai des canards pleins la calée ; ils sont là rassemblés et je n’ai rien entendu plongé dans un sommeil profond.
J’attrape les jumelles et là petite déception, j’observe une bonne vingtaine de tadornes qui dorment paisiblement devant le poste. Il y a néanmoins une forme qui attrape mon regard.

Quelle chance, une sarcelle dort paisiblement à l’écart. Etonnant. J’attrape doucement mon fusil, place la belle endormie dans le U et rompt prestement le silence glacial. C’est un vacarme infernal qui accompagne l’envol des oiseaux et de ma sarcelle…Consternation dans le public, chants pleins de reproche dans la calée, déception et incompréhension de l’artiste. L’affaire était trop simple ; ce canard je ne l’avais pas mérité ; il est au final heureux qu’il s’en soit sorti, effrayé certes, mais indemne.

L’aube est pleine de promesse…ces coups de glace dérangent souvent les oiseaux dans leurs habitudes et il n’est pas rare de vivre des matins qui chantent en pareilles circonstances.
Je me souviens d’un crépuscule du mois de janvier 2005 qui avait vu l’étang se couvrir de beaux oiseaux migrateurs, sarcelles, siffleurs et souchets et qui m’avait valu une pose d’anthologie de plusieurs dizaines de sarcelles regroupées dans 50m d’eaux libres. C’était je crois un 29 janvier…voilà ce qui hante parfois ma mémoire :

« Voilà une saison en demi-teinte qui s’achève tout aussi mal qu’elle avait commencé…l’étang est gelé ; de la glace à bloquer les brises glaces nucléaires.

J’hésite : le jeu en vaut il la chandelle ? Que d’efforts il va falloir accomplir pour une nuit sans espoirs.

Les collègues n’ont rien vu de la semaine : c’est morne marais. « Ne viens pas ; n’y va pas, c’est fini pour cette saison ; y a trop de glaces ; pas de gibiers…. ».

Mais moi j’y crois : un redoux est annoncé pour l’après midi ; le vent est fort voir très fort. C’est sûr l’étang va dégeler, et alors tout deviendra possible. Je suis tel Cyrano jugeant le combat bien plus beau quand on le sait perdu d’avance. Alors seul et déterminé, bravant les flots déchaînés, la houle littorale et la vague funeste, je charge le bateau, apprête le gabion (hutteau mobile et flottant), et en avant par le canal jusqu’à l’étang. J’ai l’impression parfois de faire du hors bord tant la vague est forte et concentrée dans l’étroit défilé qui mène vers de plus larges étendues, mais j’avance sans regrets. En arrivant à l’entrée de l’étang, je déchante et doute un peu : je suis en retard ; le tirage au sort a déjà eu lieu ; le poste le plus facile d’accès et le plus protégé est pris. Les éléments sont déchaînés et l’étang a sa couleur grisâtre des mauvais jours, ce qui n’augure rien de bon si ce n’est une bonne suée. Mais la glace a fondu et ça c’est du tout bon…Le poste de « Morelon » est libre. Il sera pour moi. Avec un vent de travers soufflant en rafales à plus de 100 km/h je m’engage sur l’étang à la force des bras (puisque seule la « Partègue » est autorisée pour se rendre au poste et circuler).
Quelques efforts plus loin, une nouvelle difficulté surgit : la pointe est battue par les vagues. Impossible de s’installer là et je suis contraint de me décaler sur la gauche en profitant de l’effet brise lame de la pointe et d’une zone calme qui s’est ainsi créée en deçà. Je tire le gabion dans les roseaux et commence le camouflage qui s’impose (la lune est là) : j’active la faucille et bientôt le gabion se fond dans son environnement immédiat. Il est temps maintenant de mettre en place les « Cimbels » : une cinquantaine de formes ce qui est beaucoup pour l’étang tel que nous le chassons de façon traditionnelle. Le vent souffle toujours en rafales et c’est avec plaisir que je me glisse enfin dans le gabion pour parfaire l’installation intérieure. Tout est prêt et la longue attente, selon la formule consacrée, peut commencer. Mais voilà qu’à 200 mètres sur la gauche j’aperçois une flotte de canards en formation serrée type tempête qui descend au vent. Ils approchent, hésitent, repartent et enfin entrent droit dans la calée. Je rêve…ils sont là tout proche. Une vingtaine de beaux milouins. Déjà il faut tirer car ils remontent sur la gauche et bientôt ce sera trop tard. C’est fait. 2 mâles dérivent au vent mais le temps de sortir le bateau et en voilà un qui reprend vie et plonge pour ne reparaître que 100 m plus loin. C’est la course contre la vague et dans une position acrobatique agenouillée, secouée par les flots, ce n’est que 200 m plus loin que l’histoire se termine. Vite je rentre au gabion les bras tétanisés. La nuit s’annonce des meilleures…Et peu à peu le soir se fait ; le vent est toujours aussi fort et blotti dans mon abri de fortune je le sens qui monte à l’assaut sans relâche de ce frêle esquif qui fait obstacle à sa puissance. Je me mets à penser et je sens poindre la sourde nostalgie des années perdues à marcher en rêvant, à rêver en marchant, le poids de ces années qui se sont écoulées au rythme effréné des fatigues répétées, des nuits d’insomnies, des matins peu glorieux où oublié du commun je retrouvais le regard troublé et confiant des enfants du marais. Mais déjà il faut ressortir pour installer les appelants : 2 petites chanteuses en sous vent au ras de la berge, 2 mâles devant le poste, et ma court cri seule au milieu des « cimbels ». C’est simple, suffisant et efficace. Il fait nuit maintenant. Les tirs se multiplient autour de l’étang. Visiblement il est en train de se passer quelque chose…les canes donnent et j’ai juste le temps d’apercevoir 3 formes qui se dérobent…mince refus de pose. Quelques instants après deux nouvelles ombres survolent la calée, semblent l’ignorer et disparaissent dans l’obscurité. Je commence à douter et ce d’autant plus que les tirs continuent de l’autre côté de l’étang, bien à l’abri du vent…Les canes redoublent…c’est posé à gauche à 20 mètres, trois sarcelles. Il faut faire vite. Elles ne tiendront pas. Deux restent. Je sors ramasser dans l’obscurité et les vagues qui ont vite fait de faire dériver les corps inertes. A peine rentré dans le poste que les canes donnent à nouveau. C’est une sarcelle, un mâle. Elle rejoint les premières. Le temps de me retourner, une autre sarcelle vient se poser dans les formes. Elle s’écarte…mince manquée…Enfin je ne fais pas le difficile. C’est un début de nuit tonitruant. Je suis saisi par la magie de ces instants. Seul au milieu des marais au bord de l’étang déchaîné, je prends toute la mesure de l’espace infini qui m’écrase. Je retrouve et comprend la place de l’homme dans cette nature qu’il meurtrit. Il fait froid mais le vent tient bon. La lune tente une sortie et l’eau scintille sous les rayons incertains de cet astre majestueux. Je reviens au monde réel. Les canes ont forcé : à 80 mètres je distingue 8 formes bien séparées. Ca rentre droit et fort. Mince, ce sont des chipeaux. J’ajuste les 2 plus proches…2 mâles magnifiques, bien plumés. Les canes forcent à nouveau…6 sarcelles sont serrées à droite à 15 mètres. 2 s’écartent un peu et vont rejoindre le tableau. La nuit va-t-elle continuer sur ce rythme délirant ? Non et heureusement car à minuit le vent tombe. La glace prend et peu à peu je vois mes formes se déplacer seules entraîner par des masses de glace qui se font et se défont au gré des reprises de vent. A chaque fois il me faut sortir, briser la glace et remettre les formes en place. Je ne sens plus mes doigts. Ce sont les joies de la chasse de nuit. Le temps suspend son vol et la nuit prend un tour hallucinatoire avec moi qui lutte tel Sisyphe contre la glace. Efforts vains et désolants du vivant contre l’inerte, contre les lois naturelles qui sont plus qu’elles ne s’imposent. Enfin le vent reprend…il est 5 heures….puis le jour se fait doucement et se prépare un spectacle grandiose auquel rien ne me prépare. Les canes forcent…10 sarcelles survolent la calée et se posent à 100 mètres dans les vagues. J’attrape les jumelles mais voilà que les canes forcent à nouveau. Et là dans un moment d’absolu se posent juste devant moi une cinquantaine de sarcelles. Le spectacle est magnifique mais de courte durée. Je prélève deux oiseaux supplémentaires. Je m’apprête à sortir mais 8 sarcelles se posent juste devant le poste. J’attrape le fusil…les premières décollent alors que les dernières finissent de se poser. C’est du délire et 2 oiseaux complètent le tableau. Je pose encore deux sarcelles que je ne tire pas, puis une…ce sont des milliers d’oiseaux qui survolent l’étang dérangés de surcroît par les chasseurs qui livrent une dernière bataille contre les bléries au centre de l’étang. Sarcelles, siffleurs, souchets des flottes inimaginables défilent de façon ininterrompue. Je n’ai jamais vu ça. Il va falloir penser à rentrer ; la nuit a été rude et longue ; je suis empli de la magie de cette nuit ; je suis hanté par les enfants de septembre. La fatigue ne me pèse pas et heureusement car il faut maintenant rompre la glace pour rentrer. Je ne crois pas que le tableau soit excessif même si je ne peux m’empêcher de frémir à ce qu’il aurait pu advenir si je ne m’étais pas astreint à une discipline salutaire. Quand l’homme contraint sa passion par la raison, il ne fait qu’ajouter au plaisir de l’action, une satisfaction élégante qui transcende l’instant. Tout semblait indiquer une nuit perdue. Tout et tous, et pourtant cette nuit restera dans ma mémoire comme la plus belle qu’il me fût donnée de vivre. Alors comme moi croyez en votre chance. Ne vous laissez pas saisir par la léthargie morne des habitudes que rien ne vient interrompre. Au matin du 30 janvier j’ai décidé de mettre un terme à ma saison pour conserver dans toute sa quintessence le souvenir d’une nuit par trop réussie. »

Quel beau souvenir, j’en frémis encore à sa simple évocation. J’aime ces espaces glacés : le gel semble figer l’espace et le temps, toute une éternité réunie en un espace infini.

Pour l’heure, je m’aperçois avec stupeur qu’un sauvaginier téméraire a pris place à ma gauche. Le rusé s’est installé à la limite de la glace et il bénéficie d’une vaste surface d’eaux libres. C’est pour lui une configuration de chasse privilégiée et exceptionnelle car il est fréquent que les oiseaux suivent la bordure glacée et montent naturellement se poser aux pointes encore libres. S’il y a un joli mouvement je risque de compter les points. Que faire ? Sortir et forcer sur le chant à droite ? Ouvrir un espace hors gel devant le poste où je ne placerais que ma redoutable court cri ? Ne rien faire peut-être et laisser immaculée la glace devant le poste ?
J’opte pour la dernière solution et ce d’autant plus que l’heure est déjà avancée et qu’à vouloir trop bien faire je risque de passer à côté du meilleur moment.

Grand bien m’en prend car presque aussitôt, c’est un beau récriage qui salue la pose subite de 2 sarcelles d’hiver. Elles sont collées à ma demi cri. Impossible de tirer. Elles dressent la tête, visiblement inquiètes et intriguées par la présence de ses congénères frigorifiées qui brillent dans le matin naissant. D’un seul coup, c’est l’envol. J’ajuste et au coup d’épaules je lâche 3 coups de fusils sans résultats apparents alors qu’il me semblait bien être dedans. Par précaution, je suis aux jumelles les 2 oiseaux et là surprise le premier se pose à 200m et le second à presque 400m. Voilà qui m’intrigue…je laisse passer quelques instants et me décide à tenter une approche. Le fusil au fonds du bateau, il me faut d’abord casser la glace sur une 100ne de mètres puis agenouillé et sans faire de bruits je me laisse glisser dans l’eau libre…plus j’approche et plus il me semble que le premier oiseau à la tête couchée. Je me lève à une 20ne de mètres. Plus aucun doute, l’oiseau est mort là où il s’est posé dans un dernier effort pour échapper à son inéluctable sort. Je le ramasse avec un profond respect puis me dirige vers le second et là même résultat. Ces deux oiseaux ont poursuivi leurs vains efforts, rassemblés leurs dernières forces, retenus leurs derniers souffles, pour un dernier envol, superbe et tragique jusqu’à la dernière limite de leur vie…la caisse de mort s’est révélée leur dernier tombeau.

Passées la déception, la surprise, la tristesse et la joie, je suis gagné par une euphorie galvanisante. Que ces oiseaux sont beaux…j’éprouve une certaine fierté à ce qu’ils aient succombé aux charmes de mes appelants et préféré ma calée peu accueillante à celle de mon voisin pourtant mieux placé. Je n’ai pourtant rien contre ce chasseur, qui comme moi, passionné et opportuniste, a compris que la réussite pouvait être au rendez vous par ce froid matin d’hiver. Mais le sauvaginier est semblable au prédateur : il n’est pas prêt de laisser à qui que ce soit la proie qu’il convoite. Le marais, l’étang sont ses territoires, les sauvagines ses proies, la concurrence un ennemi dangereux que son instinct lui demande de ne pas souffrir.
Alors ne vous étonnez pas des rivalités, des jalousies, elles sont le lot quotidien des passionnés que nous sommes, le simple héritage de notre animalité.

Pourtant qu’ils sont attachants ces hommes rudes qu’une même passion excessive conduit en ces lieux chargés d’histoires…aussi souvent lorsqu’une chance abusive et insolente me sourit j’aime de temps à autre entendre tirer mes voisins. Les réussites trop éclatantes d’un seul blessent le cœur des sauvaginiers qui ont dû les endurer toute une nuit alors que leur calée restait désespérément vide. Elles sont sources de conflits et de rancoeurs alors qu’une réussite partagée ouvre la voie d’une histoire commune, scelle des destins et des amitiés viriles, nourrit l’harmonie des enfants de septembre.

Il fait maintenant grand jour…j’aperçois au loin une belle volée de sarcelles qui montent au vent. Elles longent l’étang glacé et vont bientôt entrer dans le champ de vision de mes appelants. Les cris des canes se font implorants mais les oiseaux poursuivent leur chemin et vont poser chez le voisin. J’attends le cœur palpitant. J’imagine l’agitation qui a dû gagner ce chasseur au moment de la pose. Quelles sont longues et pourtant trop courtes les secondes qui précèdent le tir. 2 coups d’accord ont claqué ; 3 ou 4 oiseaux sont restés ; dans la précipitation le chasseur quitte son poste et va recueillir les oiseaux dont il vient de ravir la vie. C’est bien…

Que l’étang est beau ce matin dans sa parure d’hiver…je goûte à ces instants privilégiés et précieux…

Chaque cane a su conserver par son activité permanente un espace d’eau libre. Tout le reste n’est plus qu’une immensité glacée et je sais que bientôt il me faudra traverser ces espaces, briser la glace pour retrouver quelques centaines de mètres plus loin des eaux plus accueillantes.
Il en va ainsi de la chasse de nuit…le sauvaginier évolue dans un espace en perpétuel changement et la limite est ténue entre le magnifique et le cauchemardesque. Sa vie est faite d’efforts sans cesse recommencés, de joies inespérées, de calculs, de réflexions et d’imprévus. Une nuit à la hutte c’est toute une vie concentrée, condensée, sublimée.

10h15 je déclare ma nuit officiellement terminée et range le fusil et l’intérieur du gabion. Je sors ensuite décaler et connais la douloureuse morsure du froid dès les premières formes retirées. Tout est plié, rangé et ordonné. J’accroche le gabion et me voilà parti, hardi et pressé, vers la sortie qui se trouve quelques 2,5 km plus loin. Je brise la glace à chaque poussée et progressivement avance entre « Cascails » et plaques de glace plus épaisses. Le vent est toujours au nord mais relativement faible. Je double la « Radelle » et me voici enfin en pleine eau et en plein vent, face à la vague, face à ma vie. Telle une mécanique, oubliant la fatigue, j’avance mètre par mètre, je glisse sur les eaux, je fais corps avec mon bateau, je m’oublie dans cette action forte et intense.
Il fait beau, le soleil chauffe mon visage et mes épaules. Je croise un avion. Qui transporte-t-il ? Vers quel autre destin ?
Je suis seul au milieu de l’étang et si je devais connaître la galère il n’appartiendrait qu’à moi-même de me venir en aide. Pure folie, inconscience. Je ne sais pas. Mais dans ces moments là, intenses et déterminants, je ne connais ni la peur ni le doute. J’ai confiance en la force de l’expérience, en la vigueur de mes bras, en l’impérieuse nécessité de surmonter l’épreuve…
Bientôt je gagne la pointe de Pyramide, installe le moteur et après un dernier coup d’œil à mon étang, ce vieil ami, quitte encore une fois ces lieux tant aimés.

Cette deuxième nuit s’est achevée comme elle avait commencé, comme dans un songe. Ma vie est faite d’arrivées et de départs, de passages, de voyages, un long et permanent cheminement dans les méandres du marais. Le temps passe, les kilomètres filent. Je suis le voyageur insatisfait, le migrateur intemporel...
Je sais bien pourtant qu’il faudra un jour que cela cesse. Tout a une fin, le pire comme le meilleur.
Fatigué, exsangue, je poserai alors mes valises pleines de souvenirs et de drames. Je lierai une dernière fois les amarres. Emu, je quitterai ces terres qui auront vu se jouer le drame de ma vie. Ce sera fini…"

pnard 80
19/02/2008, 17h21
Vraiment sympathique ce petit feuilleton et puis ça change du langage SMS ;)
Il faudra que je découvre cette région avant que les promoteurs ne la détruise complètement :triste:

Gab34
19/02/2008, 17h57
Pnard80, je pense que tu as effectivement intérêt à découvrir au plus vite ce coin avant qu'il ne disparaisse définitivement sous couvert de développement économique durable.
Je ne peux malheureusement plus de proposer de t'accueillir car j'ai quitté ces terres cette année et écrire cette histoire relève pour moi du sevrage thérapeutique (pour l'instant).
J'ai posé mes valises à proximité de la charente maritime et peine pour l'instant à retrouver la magie de la chasse des oiseaux d'eau telle que je la vivais jusqu'à présent...

haldoeddy
19/02/2008, 20h41
c'etait une seule nuit ?ou plusieur???

Gab34
19/02/2008, 20h50
Haldoeddy, il s'agit du récit de la seconde nuit entrecoupé du récit d'une très bonne nuit que j'ai vécu sur l'étang que j'ai inséré pour illustrer combien ls abues peuvent être parfois l'occasion de spectacles rares.

Gab34
19/02/2008, 20h50
Haldoeddy, il s'agit du récit de la seconde nuit entrecoupé du récit d'une très bonne nuit que j'ai vécu sur l'étang que j'ai inséré pour illustrer combien les aubes peuvent être parfois l'occasion de spectacles rares.

doudou
20/02/2008, 12h08
très beau récit gab. ;)


il me semble tout à fait logique que tu ne retrouves pas ton compte en charente maritime, non pas que ce soit un coin moins magique, mais tout simplement car ce n'est pas ton coin, le coin où tu as vécu tes premières et plus fortes émotions... ;)

personnelement, je n'irai jamais m'exptrier à long terme dans un autre coin que la manche, voire meme plus précisément que la cote est du cotentin et la baie des veys pour chasser, car je saist que je ne m'y plairais pas... ;) ;) :D

haldoeddy
20/02/2008, 19h19
ok merci