Une nuit d’ Octobre 1993, dans le marais de Gorge.
Il est déjà tard, on arrive dans le marais. La nuit s’annonce sous de bonnes auspices. Dans l’après-midi un fort vent de Nord s’était levé. Malheureusement un dîner avec des amis nous avait retenu à la maison et il avait fallut attendre les environs de 22 heures pour pouvoir se préparer et partir à la chasse.
Nous entamons la longue marche qui nous mène au Gabion. Il faut passer des barbelés puis monter sur la longue butte qui sépare la tourbière de Gorge -exploitée par l’usine Sanofi- du marais qui donne sur le mont du Plessis- Lastelle.
A gauche de la butte donc, un beau marais d’environ 400 hectares, peuplé de joncs, d’herbes hautes et coupé en son milieu par une longue haie de saules. A droite l’immense tourbière noire, creusée par les pelleteuses, qui s’étendait à perte de vue, entrecoupée de monticules de tourbe disposés sur toute la longueur de la tourbière. A la fin de l’automne l’endroit offrait un formidable spectacle. Les monticules, hauts d’environ trois mètres, émergeaient du lac que formait la tourbière inondée. Par temps de passage de nombreux migrateurs venaient se reposer sur la partie émergée de ces promontoires de tourbe. La tourbière étant en réserve, le gibier abondait, peu dérangé. On a pu observer jusqu’à une centaine de pilets posés à flanc de l’un de ces monticules, au sec.
Après vingt minutes de marche nous arrivons au pied du gabion. Celui-ci se situait entre le marais et la tourbière à quelques mètres de la butte qui à cet endroit se faisait moins haute. Un emplacement idéal. D’un coup d’œil rapide on pouvait embrasser le paysage creusé et sombre de la tourbière et celui plus rassurant du marais. Une rivière d’environ deux mètres de large longeait la mare et débordait assez souvent sur le clair. Il était donc assez fréquent que du gibier approche directement à la nage. Le seul autre gabion présent dans le marais se situait à cinq cent mètres sur la droite derrière une futaie de saules. On était presque seuls au monde...
Il est environ 23h30. Le vent du Nord se fait plus intense. Il faut disposer les appelants.
On pique quatre canes d’un coté, deux mâles de l’autre et la court-cri avec deux hybrides de sarcelle du chili près du paquet de forme au milieu du clair à une vingtaine de mètre des guichets. On s’installe rapidement dans le gabion. L’attente commence, on est aux environs de minuit. Le vent souffle avec virulence et se heurte au guichet côté nord dans un bruissement qui semble annoncer les vols de canards. La mare est mouvementée, les vaguelettes font dandiner les appelants le long du cordeau. Une heure se passe sans pose, on commence à s’interroger : « Et si le passage était déjà fait ? », « et si c’était pour la nuit prochaine ? », mais on espère.
Deux heures puis trois heures du matin, rien ne passe. La fatigue se fait sentir et on décide de dormir deux heures. Après un court sommeil c’est le sursaut. Les appelants chantent de concert, la court-cri annonce la donne. Il est cinq heures, le gibier commence à passer mais le vent est fort et les vagues nous empêchent de distinguer clairement d’autant plus que la nuit est vraiment sombre. Fernand repère une pose de quatre sarcelles à trente mètres du coté des mâles Colverts. Il faut faire vite car le gibier tient peu avec le vent. Au coups de fusils les sarcelles se renvolent, le tir n’est pas évident.
Beaucoup de gibier survole la mare. La court-cri donne de nouveau ainsi que la petite sarcelle. Après quelques secondes on distingue deux canards dans les formes, ce sont des siffleurs. Il faut attendre qu ils se décalent car ils sont dans le même axe que les hybrides. Enfin, après quelques instants les siffleurs bougent. Au coup d’accord ils sont tués net.
Il est environ 5h30 et les canards continuent à passer. Plusieurs poses sont constatées mais le gibier se renvole très vite à cause du vent qui rend la pose inconfortable. Enfin deux sarcelles se présentent à une vingtaine de mètres entre la court-cri et la ligne de canes sur la droite. Autant dire que le tir est rapide. Les deux sarcelles restent étalées devant nous et se laissent pousser par le vent vers l’ autre bordure de la mare. Très peu de gibier pose en comparé à ce qu’on entend ; il est vrai que la mare n’est pas bien grande. Il y a de gros paquets qui passent et on commence à distinguer un peu mieux. Les appelants chantent beaucoup notamment la vieille long cri qui en bout de ligne, le cou dressé, lance des appels insistants. Deux pilets se posent à bonne distance derrière les mâles. Ils sont tués eux aussi, ce sont deux superbes mâles. Pour le moment on a six pièces et c’est plus que satisfaisant. La nuit se dissipe peu à peu et le spectacle de la migration s’offre à nos yeux ébahis. J’avais treize ans et c’était la première fois que j’assistais à un véritable mouvement migratoire. Rien qu’au travers des guichets on pouvait distinguer un nombre impressionnant de canards de toutes espèces se dirigeant vers le Sud. Le gibier posait peu mais l’intérêt n’était plus vraiment là. Quand la nature parade de cette façon on se tait et on admire. Il était presque huit heures et le gibier défilait. On se demandait si on allait encore avoir la chance d’une pose car le gibier volait désormais assez haut. Tout d’un coup par le guichet nord on aperçoit un volier d’une cinquantaine de canards à vingt mètres de haut, il passe sur la mare en travers lentement, les ailes cassées. Le volier s’éloigne un peu puis revient sur l’étang attiré par le chant des canes. L’excitation est à son comble : Et si tout ça posait ?!!!! Certains sauvages semblent tentés par la pose, mais c’est difficile de tromper la vigilance d’une cinquantaine de paires d’yeux très observateurs, d’autant plus qu’il fait jour. Malheureusement je devais être un peu trop près des guichets et peut être ai-je été vu, toujours est-il que le volier s’affole soudainement et accélère son vol. Une cane souchet décroche tout de même et se pose à peu de distance de la court-cri, attirée par l’irrésistible appelant qui n’en était pas à sa première victime. C’est alors que se manifeste un phénomène imprévu. Le mâle de la cane souchet pique en trombe vers sa femelle posée en émettant des appels désespérés pour qu’elle se renvole et échappe au danger qu’il avait su percevoir. Mais c’était trop tard, le pater décoche une cartouche et la pauvre cane à déjà la tête dans l’eau. On était presque gênés, ce coup de feu avait brisé l’harmonie du défilé. Les voliers qui passaient à vue prirent subitement de la hauteur, d’autres s’écartèrent brusquement d’un côté de l’autre, l’ espace d’un instant la parade devint cacophonique.
Il est temps de partir. Lorsque nous sortons du gabion le marais et la tourbière sont encore survolés par un nombre important de canards, certains à portée de tir. Mais le devoir de l’ami paysan qui nous accompagnait était plus important que la chasse. Il fallait qu’il rentre pour la traite des vaches. C’est avec regret que l’on quitta le marais…
Sept pièces c’était largement assez. L’expérience avait été forte. La journée de chasse au lièvre qui suivi me parut bien fade.
Aucune chasse n’égale celle du gibier d’eau. Ces nuits passées au milieu du marais sauvage, c’est un goût incomparable, inégalable. On en tremble. Vivement la chasse ! Vivement le marais !